(À Suivre) 1978 – 1997 Une aventure en bandes dessinées – Chapitre 1 : La promesse

(À Suivre) du numéro 1 (février 1978) au numéro 40 (mai 1981)

« (À Suivre) sera l’irruption sauvage de la bande dessinée dans la littérature (…) ». Énoncée dès le premier numéro dans un éditorial resté fameux, la promesse programmatique du nouveau magazine fait sensation. Personne en France, alors, n’a encore publié de la bande dessinée de cette manière, en grands chapitres de longue haleine, et avec une prédilection marquée pour la densité romanesque. Qui plus est, le casting de la première vague d’auteurs – Tardi, Pratt, Auclair, Comès, Muñoz, Manara, Forest – est irréprochable. Mise sur orbite parfaitement réussie.

 

Samedi 21 janvier 1978. Il a neigé dans la nuit sur la campagne charentaise, et un brouillard à couper au couteau pèse sur toute la région d’Angoulême. Pourtant, ce matin-là, tout le monde est au rendez-vous des bus qui organisent, en convoi, le transport de très nombreux invités jusqu’au château de Chabanes, à proximité de Cognac. Pas question de rater ce qui s’annonce comme l’un des moments forts de cette cinquième édition du Salon international de la bande dessinée : le cocktail de lancement du tout nouveau mensuel des éditions Casterman, (À Suivre).

Au château, c’est l’ambiance des grands jours. Le directeur de Casterman France, Louis Gérard, qui connaît l’importance des relations publiques, a fait les choses dans les règles. L’accueil et le buffet sont princiers. Et de fait, toute la profession ou presque a fait le déplacement : dessinateurs, scénaristes, éditeurs, sans oublier les médias et les institutionnels d’Angoulême. Le maire de la commune toute proche, Jarnac, s’est fendu d’un discours de bienvenue.

On fait passer à chaque invité une édition collector du nouveau magazine : un exemplaire d’(À Suivre) numéro 1 entièrement en breton, en hommage à Bran Ruzh, bande dessinée « régionaliste » de Claude Auclair et Alain Deschamps, qui constitue l’une des attractions fortes de la nouvelle revue. Le thème est à la mode alors, et cette histoire de grande ampleur en noir et blanc symbolise bien les ambitions exigeantes du nouveau magazine. Simultanément, la revue sort dans tous les kiosques et points de presse partout en France, en Belgique et dans la zone de diffusion francophone, promue par des affichettes reprenant le dessin de couverture de Tardi, autre vedette du journal.

En Charente, la réception de Casterman s’étirera sur plusieurs heures, de la mi-journée jusqu’à la fin d’après-midi. Les boissons coulent en abondance, les invités s’y pressent par centaines, dans une ambiance que tous les participants, ravis « d’en être », qualifieront de mémorable. « Il y a même eu, raconte avec le sourire Bernard Ciccolini, alors maquettiste (et futur directeur artistique) du journal, un petit départ de feu dans une poubelle, qu’on a éteint au champagne ! C’était d’un chic… » Bref, chacun a bien saisi qu’avec cette nouvelle revue, on tenait là du sérieux.

La puissance du noir et blanc

Qu’a-t-il donc de si surprenant, ce magazine ? Une allure d’abord, une tenue – on ne dit pas encore un « look ». La maquette conçue par Etienne Robial n’y est évidemment pas étrangère, avec ce logo en capitales (caractère Futura maigre ou light, pour les spécialistes), très fort, que le magazine conservera inchangé pendant neuf ans. « Les deux parenthèses du titre en couverture étaient considérées comme anti-commerciales, se souvient Robial, mais je m’y suis accroché mordicus. Et l’histoire semble indiquer que j’étais dans le vrai, puisque apparemment, le souvenir de ce logo est resté très vivace chez beaucoup de lecteurs. »

Forte personnalité encore pour les pages intérieures ; filets épais, grands à-plats de noir rehaussés de jaune, au croisement de la rigueur apprise par Robial chez ses maîtres suisses et de l’empreinte des avant-gardes graphiques. Et puis il y a le noir et blanc, bien sûr. Une option dictée en partie par des raisons industrielles (le parc de machines de l’imprimerie Casterman à Tournai) et économiques (moindre coût) – mais tenue à l’époque pour triste. « On ne s’en souvient plus aujourd’hui, dit encore Robial, mais oser un nouveau magazine en noir et blanc était un truc assez courageux de la part de Casterman. Ce genre d’aventure n’était pas gagnée d’avance, loin de là. »

Bref, d’un faisceau de contraintes physiques et techniques, la nouvelle revue réussit à faire un argument, un atout. Cette force, elle vient non seulement de la direction artistique, mais aussi et surtout des choix éditoriaux, du contenu : des auteurs forts (Pratt, Tardi, Forest, Auclair, Cabanes, F’Murrr ou Ted Benoit sont au sommaire du premier numéro), portés par une entière liberté de ton et encouragés par un cahier des charges très nouveau dans la bande dessinée d’alors. C’est la fameuse approche littéraire et romanesque qu’(À Suivre) imposera très vite comme sa caractéristique « maison », et qui s’incarnera notamment dans de grands récits de longue haleine, découpés en chapitres particulièrement copieux.

Naissance du roman en bande dessinée

Largement acquise aujourd’hui, l’idée d’une bande dessinée développée sur des formats longs, sans trop de contraintes de pagination, est tout à fait neuve à l’époque. « Nous voulions absolument introduire une rupture, sortir des 48 pages standard », se souvient Louis Gérard. L’archétype de cette nouvelle manière de faire de la bande dessinée sera le magnifique Ici Même de Forest et Tardi, développé sur les douze premiers numéros d’(À Suivre), dont ses auteurs eux-mêmes n’ont pas planifié la longueur exacte, préférant adapter leurs livraisons au fil de l’inspiration.

C’est Jean-Paul Mougin, rédacteur en chef du mensuel, qui apporte à toute l’entreprise sa couleur littéraire, incitant inlassablement les auteurs à privilégier le récit, tout en revendiquant publiquement cette primauté du romanesque, qui s’incarnera bientôt dans la notion – toute nouvelle elle aussi – de « roman en bande dessinée ». L’éditorial qu’il signe en ouverture du numéro 1 est à cet égard resté fameux : « (…) Avec toute sa densité romanesque, (A Suivre) sera l’irruption sauvage de la bande dessinée dans la littérature (…) », proclame-t-il. Une promesse programmatique dont le magazine fera dès lors, avec constance, l’étendard de sa différence.

« On s’est amarrés à la littérature à travers le récit, raconte aujourd’hui Jean-Paul Mougin, mais on s’est également vite rendu compte vite qu’on ne pourrait pas tenir ce principe tel quel très longtemps : nous aurions créé de l’insatisfaction à la fois auprès des intellectuels et du public attaché à la bande dessinée comme distraction. C’est pourquoi, assez rapidement, j’ai pris le parti de gauchir légèrement le positionnement d’origine, en orientant le journal vers toutes les formes de récit aventureux et populaire : le roman-feuilleton, la série noire, les littératures de genre. Cela permettait, sans rien perdre ou renier de cet héritage littéraire affirmé, de glisser de la littérature dans sa fonction intellectuelle à la littérature dans sa fonction récréative. »

Le reste du contenu éditorial du magazine, hors bande dessinée, participe lui aussi de ce registre plutôt haut de gamme. Dès le premier numéro, un copieux dossier rédactionnel sur les Celtes vient soutenir la bande « bretonnante » d’Auclair et Deschamps, avec des signatures qui sont alors des poids-lourds du sujet (Pierre-Jakez Helias, Jean Markale, François Caradec), tandis que l’écrivain et journaliste François Rivière, avec un sujet sur Eugène Sue, jette les bases d’une sorte d’encyclopédie périodique du roman populaire, qui deviendra l’un des rendez-vous réguliers du journal durant ses premières années.

Des auteurs toujours plus nombreux

Le magazine se referme sur une section rédactionnelle d’une petite dizaine de pages. Titrée « L’actualité (À Suivre) », elle balaie essentiellement le spectre de l’actualité littéraire et éditoriale (romans, nouvelles, essais, documents, bande dessinée), avec des contributeurs qui reviendront dès lors très régulièrement au sommaire du journal : Francis Lambert (futur rédacteur en chef de Pilote dans les années 80), l’historien et journaliste Michel Pierre, qui deviendra l’un des exégètes de Pratt, le scénariste Rodolphe, l’écrivain Philippe Muray, Michèle Costa Magna, puis un peu plus tard l’éditeur Jacques Chambon, le chroniqueur de science-fiction Bernard Blanc, Claudine Legardinier, etc.  

D’emblée, voilà donc les bases de la formule solidement posées : les chapitres de grands récits en noir et blanc signés par des têtes d’affiche (Ici Même, Corto Maltese en Sibérie, Bran Ruzh, Haggarth), un rédactionnel charpenté (un dossier, régulièrement une nouvelle, une couverture substantielle du monde des livres) et puis, rapidement, d’assez nombreuses bandes dessinées de format plus court, qui viennent ponctuer et enrichir chaque numéro.

Certes, le magazine remplit là sa fonction normale de découvreur de talents, également annoncée dès la première livraison. Mais on peut aussi y déceler les objectifs de l’éditeur, Casterman, qui, dans un contexte de vive concurrence, ne fait pas mystère de son ambition de constituer rapidement, grâce à sa revue, un catalogue consistant.

Apparaissent donc au sommaire d’(À Suivre), au fil de ces premiers mois et années, de nombreux auteurs, qui tous contribueront de près ou de loin, fugacement ou dans la durée, à asseoir la réputation du magazine. Certains sont déjà plus ou moins connus des amateurs de bande dessinée, pour avoir déjà signé des albums ou publié dans d’autres supports : Mandryka, Pétillon, Philippe Druillet, Chantal Montellier, Solé, Buzzelli, Fred, Lob, Goossens, Lauzier, Guido Crepax, Muñoz et Sampayo… D’autres sont réellement révélés par le journal, même s’ils ont pu ponctuellement être déjà publiés par ailleurs. Ce sera le cas par exemple de Benoît Sokal, François Schuiten (épaulé alors par son frère Luc), Jacques Ferrandez, Jean-Claude Denis, Andreas ou Jean-Claude Servais, qui pour la plupart se « roderont » sur des formats courts avant d’avoir accès aux grands récits à épisodes typiques du style (À Suivre).

Coups de cœur

Et puis, il y a ceux, évidemment moins nombreux, à qui la revue offre d’emblée leur chance sur des histoires de longue haleine, sans qu’ils soient nécessairement de « grands noms » déjà installés. Dans les tout premiers temps de l’histoire du magazine, ce sera par exemple la chance de Didier Comes avec l’impressionnant Silence – probablement la première incursion dans la bande dessinée de ce qu’on n’appelle pas encore la ruralité, prolongée ensuite par des auteurs comme Servais ou Ferrandez –, celle aussi de l’italien Milo Manara, alors quasiment inconnu en France, avec son non moins remarquable HP et Giuseppe Bergman.

Même coup de cœur, manifeste, entre la revue et des auteurs comme Jean-Claude Claeys, José Muñoz et Carlos Sampayo. Le premier, surgi tel un astre sombre des pages du défunt Mormoil, fait dans (À Suivre) une entrée flamboyante dès la première année, et s’y installe l’année suivante en une suite d’épisodes somptueux (Magnum Song), mais ne donnera malheureusement pas suite à cette entrée en matière prometteuse. Les seconds en revanche, pourtant initialement révélés par les éditions du Square via le périodique Charlie Mensuel, vont trouver dans leur évidente complicité avec (À Suivre) un ancrage durable. À compter de mai 1979 (leur première couverture), presque toutes leurs créations paraissent dans les pages du magazine, soit sous forme d’histoires complètes, soit en grands récits découpés en chapitres.

Dans un tout autre registre, cette période inaugurale de l’histoire d’(À Suivre) voit aussi l’apparition d’un cahier humoristique, de 8 à 12 pages selon les livraisons : « Pendant ce temps, à Landerneau ». « L’initiative venait de Casterman Belgique qui, parallèlement à la veine réaliste et « sérieuse » privilégiée par la rédaction à Paris, souhaitait une ouverture vers d’autres types d’expression, notamment l’humour », rapporte Bernard Ciccolini.

Un espace dévolu à l’humour

Dans cet esprit, c’est une équipe confirmée qu’on va recruter pour créer cet espace thématique : celle qui, en Belgique justement, a conçu au sein du journal Spirou l’expérience (réussie) d’un supplément novateur et drôle, Le Trombone illustré. Le scénariste Yvan Delporte et le dessinateur André Franquin en sont les principaux animateurs, secondés par une escouade de complices plus ou moins réguliers – Binet, Cabu, Mézières, Gotlib, Gooses, Peter De Smet, Frédéric Jannin, René Hausman, Nicole Claveloux, Marc Wasterlain, etc. – qui sèment au fil des pages strips, rébus, aphorismes et gagas. On verra même brièvement apparaître, au sein de ce cahier humoristique, des signatures aussi inattendues que celles d’Enki Bilal, Muñoz ou Moebius.

L’expérience dure une douzaine de numéros, jusqu’en octobre 1979, après quoi « Pendant ce temps, à Landerneau » cède la place à un nouveau cahier thématique à l’humour plus littéraire et référence, « Cessez de me suivre ou j’appelle un agent ». Animée par Bertrand Jérôme, Claude Amy, Michel Laclos et FRançoise Treussard, la rubrique est illustrée à chaque livraison par un même dessinateur (Cabanes, Mandryka, Solé, Pétillon, Fred, Barbe, Avoine ou encore Jacques Rouxel, le créateur des célébrissimes Shadocks.

Cette nouvelle tentative dure moins d’un an. Par la suite, (À Suivre) ne cherchera plus à maintenir une rubrique humoristique identifiée comme telle, mais préférera accueillir l’humour au hasard de ses pages, exactement au même titre que n’importe quelle autre expression.

À peu près à la même époque, un peu moins de deux ans après le lancement du magazine, une autre innovation importante se manifeste : l’apparition de la couleur, d’abord sous la forme d’un cahier de 16 pages, puis d’un doublement de surface un an plus tard. Une concession aux attentes et à la pression du marché, ainsi que le constatent la plupart des acteurs de l’époque, mais pas un reniement. Tout en accueillant une proportion sans cesse croissante de créations en couleur, (À Suivre) en effet perpétuera pendant la presque totalité de son histoire sa tradition de grands récits en noir et blanc, notamment par l’entremise de ses signatures « historiques » – Comès, Tardi, Schuiten, Muñoz, entre autres.

Lancement réussi

Au tournant des années 70 et 80, alors que s’ouvre une nouvelle décennie, c’est un magazine sûr de sa formule et bien installé dans ses marques qui a conquis sa place dans les kiosques. Sur le versant rédactionnel, des nouveautés se sont instituées, en complément des bases déjà acquises : une rubrique régulière d’ « Infos (À Suivre) » consacrée à l’actualité de la bande dessinée, animée notamment par Rodolphe et Henri Filippini, ainsi que des chroniques mensuelles sur les deux grandes littératures de genre du moment, le polar (par l’écrivain Alain Dugrand) et la science-fiction (par Dominique Douay, l’un des plus brillants représentants de ce qu’on appelle alors la nouvelle science-fiction française) – manière d’affirmer l’ancrage de la revue dans son substrat de littérature populaire. On peut également constater que la plupart des plumes qui assureront dorénavant l’animation journalistique du magazine ont également déjà fait leur apparition au sommaire d’(À Suivre) : Jean-Luc Cochet, Hervé Prudon, Michel Pierre, pour ne citer qu’eux.

Quant à la bande dessinée, nombre de ceux qui deviendront des habitués ou des repères au sein des pages d’(À Suivre) se sont également installés dans leurs rôles : encore d’autres auteurs bien sûr, dans la foulée de la « première vague » de dessinateurs (Jean-Claire Lacroix, Violeff, Jean Caillon, Jean-Luc Cherrier, Jean-Marc Rochette, Jean-Claude Denis), mais aussi des personnages marquants, comme Stephane de Daniel Ceppi, la délicieuse Ada de Francesco Altan ou l’impeccable Ray Banana de Ted Benoit.

Une page se tourne, symboliquement, au fil de ce printemps 1981 : au moment où Tardi choisit de faire entrer en scène sa nouvelle créature, Nestor Burma, en couverture du numéro de mai, le séisme politique de l’accession de la gauche au pouvoir secoue toute la France, seuil d’une nouvelle époque.

Nicolas Finet