Dans la chaleur des pojangmacha

• Je produis depuis une quinzaine d’années des guides de voyage. Quatre titres ont été publiés à ce jour, répartis à parts égales entre l’Asie (Corée, Cambodge et Laos) et l’Amérique du Nord (New York, États-Unis Ouest). Le plus récemment paru, fin 2013 chez Louis Vuitton, est un city guide consacré à la capitale coréenne, Séoul, co-écrit avec Michel Temman, qui a assuré la direction de l’ouvrage, et Jean-Yves Ruaux. Je reproduis ici, dans sa version d’origine (c’est-à-dire avant rewriting), l’un de mes textes préférés issus de ce travail et consacré aux pojangmacha, ces cantines de rues typiques de l’atmosphère coréenne, et qui donnent à Séoul une bonne part de son cachet urbain si particulier. Extrait du City Guide Louis Vuitton, donc, avec l’aimable autorisation de l’éditeur. Qu’il en soit ici remercié •

 

po jang ma cha

La lumière baisse sur Séoul, le crépuscule s’annonce. Et soudain commencent à apparaître partout en ville, proliférant à même les trottoirs dans une effervescence très coréenne, des milliers de tentes de couleur. Oranges, bleues, blanches, fragiles constructions de toile et de plastique éclairées de l’intérieur par l’éclat des néons, en apparence improvisées mais obéissant en réalité à un rituel soigneusement rôdé, répété soir après soir : bienvenue dans l’univers des pojangmacha (포장마차), ces tentes-restaurants qui sont à la rue et aux villes coréennes ce que la bière est un à pub anglais – un incontournable, un must, une fête. Mais aussi l’un des marqueurs les plus originaux de la physionomie urbaine coréenne : nulle part ailleurs on ne rencontre pareille concentration de commerces de bouche informels, souvent gérés par des retraités qui y trouvent, au-delà du plaisir manifeste à rester actifs, un complément de revenus opportun. Les pojangmacha pourraient presque mériter tout un guide, tant elles sont nombreuses et tant elles recèlent de surprises – culinaires ou autres. Actives dès la tombée de la nuit, elles assurent bien souvent le service d’after. Combien de noctambules ne s’y sont-ils pas retrouvés, à la sortie des clubs et bien après la fermeture des derniers bars et restaurants, pour y déguster toute la gamme des classiques de cette cuisine de rue souvent savoureuse : fruits de mer, toppoki (quenelles de riz), eomuk (brochettes de pâte de poisson), galettes de kimchi, sundae (boudin farci), mandu (raviolis coréens)… Sans oublier, évidemment, force verres de soju, sans lequel il n’est pas en Corée de soirée qui vaille. Peut-être même des amis coréens bien intentionnés vous y offriront-il, ravis de partager un mets vraiment typique, un cornet de beondegi (larves de ver à soie bouillies), du sannakji (jeune poulpe cru haché, encore frétillant) ou quelques holothuries (les « concombres de mer ») tout juste extraites de leur aquarium et prestement débitées dans votre assiette pour y être consommées séance tenante, pendant qu’elles sont « fraiches »… Souriez, vous êtes au cœur de ce que la Corée offre de plus authentique ! La concentration de ces « roulantes » varie bien sûr selon les quartiers et leur fréquentation nocturne. Ainsi en trouvera-t-on davantage à Myeong-dong, Itaewon, Insa-dong, Jongno ou Hongdae, hauts lieux des nuits de Séoul, que dans le lointain des banlieues de la ville immense. Le plus étonnant sans doute est que ces tentes fragiles, ouvertes à tous les vents ou presque, sont au rendez-vous en toutes saisons, jusqu’au cœur de l’hiver. Moins dix degrés au dehors, mais à l’intérieur, serrés autour d’un méchant poêle à gaz en compagnie de parfaits inconnus dont on ignorait tout un quart d’heure auparavant, quelle chaleur, quelle ambiance ! C’est l’autre magie des pojangmacha : celle du brassage social permanent. Boire, manger, s’amuser, prendre plaisir à être ensemble et qu’importent alors, durant ces moments partagés dans l’exubérance, l’éducation, les origines sociales ou le niveau de revenus… Le temps d’une rencontre ou d’un échange fugace, on aura éprouvé l’uri, cet esprit de communauté si puissant qui fait avancer collectivement les Coréens d’un même pas. Santé, geonbae !

 

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Nicolas Finet

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