Jacques Tardi – “Ce qui m’intéressait, c’était dessiner, dessiner, dessiner !”

Vous avez vécu les prémisses d’(À Suivre) bien avant son lancement effectif…

Jacques Tardi : Pas directement, mais j’étais déjà « dans la place » chez Casterman, oui. En fait, pour bien appréhender ce qui s’est passé avec (À Suivre), il faut remonter quelques années en arrière. Il y a d’abord, au milieu des années 70, le passage de Pilote d’un rythme hebdomadaire à un rythme mensuel : cela représentait la fin du rythme traditionnel de la bande dessinée d’alors, celle du feuilleton de deux pages par semaine, et l’apparition de séquences plus longues, de 8 à 10 pages, voire davantage, à chaque livraison. Il y a aussi, à peu près à la même époque, une dispersion des troupes à partir du noyau originel de Pilote, et un foisonnement de nouveaux supports, Métal Hurlant, L’Écho des savanes, Fluide Glacial, etc. Ces événements ont joué un rôle dans la maturation du projet (À Suivre) et de sa formule, encore inédite à cette époque, de bande dessinée de longue haleine. Et puis, il y a eu bien sûr le besoin ressenti par les éditions Casterman de posséder leur propre journal. J’avais moi-même poussé en ce sens, assez vite après mon arrivée dans cette maison, auprès de Louis-Robert Casterman, le patron de l’époque. Il m’avait répondu, un peu embarrassé : « On ne saurait pas faire ça. »

Vous ressentiez comme une gêne l’absence d’un journal maison ?

Bien sûr. Pour moi, la bande dessinée est très étroitement liée à l’idée de feuilleton, donc de périodicité, de presse. À la limite, l’idéal serait d’en réaliser et d’en publier à un rythme quotidien. À l’époque dont nous parlons, Dargaud avait Pilote, Dupuis avait Spirou, mais Casterman, rien. Dans le contexte de création bouillonnante qui était alors celui de la bande dessinée dite « adulte », c’était un handicap. Didier Platteau et Louis Gérard en étaient parfaitement conscients, et m’ont annoncé un jour que la décision de faire un journal avait finalement été prise.

Avez-vous été associé à sa conception ?

Pas du tout ! La rumeur d’un magazine en chantier s’est répandue assez vite, et c’est vrai qu’à l’époque, tout le monde fantasmait un peu à ce propos sur le mode : « Enfin un projet sérieux ! » Moi, ce qui m’intéressait à ce moment, c’était dessiner, dessiner, dessiner ! Tout ce que je savais de cette revue – et je n’en demandais d’ailleurs pas plus –, c’était que ma présence en tant qu’auteur y était souhaitée et attendue. On m’a présenté le rédacteur en chef du futur magazine, Jean-Paul Mougin, qui venait d’être recruté. On est allés boire un coup, il m’a exposé dans les grandes lignes la manière dont il voyait le projet Casterman et la bande dessinée en général. En sortant, je savais qu’on était d’accord sur l’essentiel et qu’on s’entendrait probablement bien.

C’est à ce moment-là que vous entamez Ici Même ?

Même pas. En réalité, Ici Même était déjà entamé. Forest et moi avions débuté l’histoire sans trop savoir à qui nous en proposerions la publication. Ici Même reprenait une idée de scénario que Forest avait initialement imaginé une dizaine d’années auparavant pour une fiction à la télé, et qui n’avait jamais abouti. Il avait transformé son histoire d’origine pour en faire une bande dessinée, et ce n’était d’ailleurs pas à moi qu’il avait d’abord pensé pour la dessiner, mais à l’italien Buzzelli. Bref, il me propose finalement l’histoire, je l’accepte, on se met au travail et sur ces entrefaites le projet de revue de Casterman arrive à point nommé pour l’accueillir.

Il paraît surprenant que vous ne l’ayiez pas d’emblée destiné à Casterman ?

Non, pas tant que ça si on se remet dans les références de l’époque. J’étais devenu un auteur Casterman, c’est vrai, et j’avais d’ailleurs quitté Dargaud avec un vrai soulagement car cela me permettait d’échapper aux contraintes du système Pilote que je n’aimais pas – je n’ai jamais eu l’esprit d’équipe… Mais à ce moment, j’avais déjà commencé à travailler par ailleurs avec Etienne Robial aux éditions Futuropolis, il y avait un côté expérimentation et bricolage, c’était passionnant : je passais d’un gros éditeur à un petit, où je me refaisais une santé et où je retrouvais une totale liberté de mouvement. Cela permettait aussi de rester lucide : je savais, tout comme Forest, que Casterman, gros éditeur de tradition catholique, ne nous suivrait pas forcément jusqu’au bout de la forme de bande dessinée que nous, nous souhaitions pratiquer. C’est cette part de « méfiance » qui explique qu’Ici Même n’ait pas été destiné à Casterman a priori. On s’en souvient peu aujourd’hui parce que le temps a passé, mais nous avions affaire, dans les tout premiers temps d’(À Suivre), à une maison d’édition d’une grande rigidité. Ça ne s’est réellement décoincé qu’à partir de l’arrivée de Milo Manara…

De quelle manière s’est déroulée cette collaboration avec Forest sur Ici Même ?

Comme un échange très riche. J’avais aimé dans l’histoire d’Ici Même ce mélange de fantastique et de pavillons de banlieue, où je retrouvais quelque chose de l’univers de La véritable histoire du soldat inconnu. Personnellement, j’aurais vu l’histoire basculer un peu plus sur le versant fantastique, mais Forest la ramenait constamment sur un terrain plus quotidien. De son côté, il s’est complètement adapté à mon interprétation du physique d’Arthur Même, lui aurait vu le personnage autrement. Mais il a fait évoluer l’histoire en tenant compte du traitement graphique que j’avais choisi. Il avait cette souplesse. Jean-Claude Forest faisait de toute façon partie des auteurs de bande dessinée que j’admirais et je peux dire que de tous les scénaristes avec qui j’ai pu travailler, c’est le seul avec qui je n’ai rencontré aucune difficulté : jamais je n’ai changé une virgule de son texte, jamais je n’ai rencontré le moindre problème en terme de qualité et de fluidité de narration.

Lorsqu’Ici Même est paru sous la forme de longs chapitres à compter du numéro un de (À Suivre), cela a été un choc pour beaucoup, tant lecteurs que dessinateurs. Aviez-vous conscience, alors, de réaliser une œuvre marquante ?

Absolument pas. Nous nous contentions de « tenir la cadence », et ce n’était pas toujours le plus facile. Je me souviens de quelques négociations un peu orageuses avec Mougin pour qu’il réduise la pagination attribuée à notre histoire et allège ma charge de travail. Il y a eu aussi quelques bouclages épiques dans les premiers temps, dans les locaux du journal rue Madame, où il fallait faire un dessin en quatrième vitesse, boucher un trou, modifier un personnage, corriger une planche au dernier moment. Tout ça se faisait à la gouache sur un coin de table. J’aimais bien cette ambiance, ce sont de bons souvenirs. Ce dont nous étions conscients en revanche, mais ce n’était pas spécifique à Ici Même, c’était de la nouveauté de cette formule de grands chapitres et de longs récits, de romans en bande dessinée qu’était en train d’inventer (À Suivre). Il y avait aussi un grand plaisir à échapper à la couleur, à revenir à la pureté du noir et blanc. Personnellement, je me sentais complètement à l’aise dans cette forme graphique-là.

Ici Même est votre seule histoire réalisée avec Forest, comment se fait-il qu’il n’y en ait pas eu d’autres ?

Il aurait pu y avoir autre chose, puisque Forest, après Ici Même, m’a proposé deux histoires : La Tôle, dont il avait rédigé un synopsis, qui se déroulait en banlieue autour d’une grande maison un peu mystérieuse, et une histoire de fantômes. J’avais accepté le principe de recommencer quelque chose ensemble, mais aucun de ces deux projets n’a été vraiment « poussé ». Forest et moi en avons reparlé de loin en loin, mais cela se heurtait aux travaux que nous avions en cours l’un et l’autre, à ses problèmes de santé, et finalement il a disparu sans qu’on ait l’opportunité de relancer vraiment un projet.

Deux noms reviennent constamment dans la bouche des anciens lecteurs lorsqu’on cite (À Suivre), le vôtre et celui de Pratt. L’avez-vous à cette époque ?

Un peu, mais nous n’avons jamais été intimes. J’aimais beaucoup son travail, je l’avais découvert comme beaucoup de gens en France dans Pif, que j’achetais uniquement lorsque s’y trouvait une bande de Pratt. Lors d’un voyage en Italie, j’étais même allé dénicher l’intégralité des numéros du Corriere Dei Piccoli où était paru en feuilleton La Ballade de la mer salée, en bichromie, numéros que j’ai ensuite fait relier à mon retour en France – c’est vous dire si j’appréciais… À l’époque d’(À Suivre), il y a eu quelques moments amicaux, en groupe, où Pratt était présent ; j’ai aussi le souvenir d’un dîner chez lui où il nous a préparé des spaghettis… Mais rien de plus. Je sais en revanche qu’il y avait entre nous une estime mutuelle. J’ai eu l’occasion, après sa disparition, d’entendre quelques extraits d’interviews où il faisait l’éloge de mon travail, c’était très touchant.

Après Ici Même, il y aura dans (À Suivre) C’était la guerre des tranchées, puis Nestor Burma ou Tueur de cafards, mais il faudra un moment en revanche avant qu’Adèle Blanc-Sec n’y fasse sa première apparition…

Jean-Paul Mougin s’y est longtemps opposé, il trouvait que le personnage n’y avait pas vraiment sa place, que le public de la série n’était pas celui du journal. Peut-être avait-il raison, mais quoi qu’il en soit, j’ai toujours estimé qu’il était préférable qu’un album soit précédé d’une pré-publication.

Y a-t-il quelque chose de la période (À Suivre) que vous regrettiez ?

Oui, que Maus d’Art Spiegelman n’ait pas été publié dans (À Suivre). Lorsque j’allais à New York il y a longtemps, j’habitais chez Spiegelman, et c’est moi qui avait fait l’intermédiaire entre lui et Mougin pour qu’ils se rencontrent, à l’époque où Spiegelman commençait à présenter son projet aux éditeurs français. Les premiers contacts avaient été bons, mais la relation entre eux ne s’est finalement pas ou mal établie. Les choses sont depuis rentrées dans l’ordre, puisque Casterman et l’éditeur français de Maus, Flammarion, font maintenant partie du même ensemble.

Nicolas Finet

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