Kan Takahama, sensible et juste

Nagasaki, au cours des dernières années du shogunat. Nuit et jour, le quartier des plaisirs de Maruyama bruisse de mille rumeurs, intrigues et liaisons plus ou moins clandestines. Et au centre de toutes les conversations, le cas de la plus séduisante des courtisanes de Maruyama, Kicho, suscite à la fois admiration et incompréhension. Pourquoi cette créature belle entre toutes continue-t-elle à venir volontairement pratiquer son métier de femme publique alors que le contrat qui la liait à la maison close qui l’emploie a naguère été racheté par l’un de ses soupirants ?

Pas à pas, on parcourt ainsi tous les aspects de l’énigme que représente Kicho, à la fois distante, hautaine, secrète et passionnée. Sa relation presque cachée avec un homme gravement malade présenté comme son frère, toute en pudeur et en retenue, livre progressivement les clés de cet étrange comportement, et des faux-semblants qui lui sont attachés. La courtisane mettra notamment à contribution sa relation trouble avec un médecin occidental, pleine de non-dits et d’élans contrariés, pour parvenir à ses fins – paradoxalement d’une haute tenue morale.

Avec ce récit subtil et délicat, Kan Takahama pulvérise le cliché qui voudrait que les histoires de geisha soient une facilité propre à séduire sans effort des lecteurs en mal d’exotisme érotisant. Facile, Le Dernier envol du papillon ? Non, au contraire : exigeant, profond, complexe, le récit est adossé à des ressorts psychologiques et comportementaux qui sont à des années-lumière des simplifications réductrices par lesquelles on a coutume de désigner les personnages emblématiques du « commerce de l’eau ».

Pour composer cette évocation toute en nuances, Kan Takahama s’appuie non seulement sur son héroïne principale, très réussie, mais aussi sur toute une série de seconds rôles attachants et solidement typés – la petite Tama, bonne à tout faire de la maison close où officie Kicho, la vieille matrone madame Taki, Kenzo le fils de l’homme malade ou encore le docteur Thorn, archétype de l’étranger amoureux de ce Japon encore si mal connu – qui confèrent densité et crédibilité à cette peinture des quartiers de plaisirs japonais au XIXe siècle, au point de faire du livre une sorte de portrait de groupe qui vaut témoignage historique.

Au passage, on saisit mieux aussi ce que fût un peu avant l’ère Meiji le rôle très particulier et très codifié des étrangers au Japon, pays reclus encore verrouillé sur sa singularité, extraordinairement réticent à s’ouvrir sur le monde extérieur. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle l’intrigue de Dernier envol du papillon, où Thorn le gaijin joue un rôle-clé grâce à des connaissances médicales inconnues de ses confrères japonais, se déroule à Nagasaki : Dejima, quartier de Nagasaki bâti sur une île artificielle, fut en effet jusqu’en 1857 le seul point de contact autorisé par le pouvoir entre le Japon et les étrangers, incarnés ici par les Hollandais.

Un manga intelligent et graphiquement sophistiqué dont, en plus, on ressort plus cultivé(e) qu’on ne l’était en l’ouvrant : largement de quoi recommander chaudement la fréquentation de Kan Takahama, en attendant Tokyo, amour et liberté chez le même éditeur en septembre et presque simultanément la parution aux éditions des Arènes d’un album fort différent, Le Goût d’Emma, annoncé comme « le récit authentique d’une inspectrice de guide gastronomique » et actuellement prépublié au Japon dans le magazine de référence Morning.

Le Dernier envol du papillon, de Kan Takahama, traduction Johan Leclerc (éditions Glénat, collection Seinen, 164 pages, 10,75€)

Nicolas Finet

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