L’Asie, grand angle

Dans son genre, c’est un ouvrage monumental. Et pas seulement par sa pagination conséquente (320 pages). Mais aussi et surtout parce que Mangasia, signé par le toujours excellent Paul Gravett chez Hors Collection (après avoir été publié il y a quelques semaines en v.o. chez Thames & Hudson), constitue la première tentative sérieuse et presque scientifique de parcourir, exposer, délimiter et comprendre les innombrables expressions de la bande dessinée dans le monde asiatique. Bref et pour le dire autrement, voici la première véritable encyclopédie des bandes dessinées asiatiques, dans toute leur diversité – et dieu sait qu’on en recense des incarnations sans nombre dans cette partie du monde, où il s’en publie depuis pratiquement aussi longtemps qu’en Occident.

Je me souviens d’un voyage en Birmanie voilà largement plus de vingt ans, à l’époque où la dictature militaire du général Than Shwe régnait sans partage dans ce pays, broyant sous sa botte toute velléité d’expression alternative ou même simplement personnelle. Dans un village perdu dans les rizières du côté du lac Inle, j’ai farfouillé un peu au hasard sur les étagères et dans les bacs de la minuscule épicerie locale, jusqu’à exhumer triomphalement quelques minces exemplaires, réalisés sur des feuilles de papier de riz cousues à la main, de ce qui était manifestement une bande dessinée d’humour à destination des enfants. Même ici, au fin fond de ce qu’il fallait bien appeler le dénuement le plus radical, on pouvait trouver de la bande dessinée ! Et pas un simple démarquage de telle ou telle production japonaise, mais bien une création locale, avec son style et ses qualités propres – comme ses défauts d’ailleurs.

Voilà, toutes proportions gardées, exactement ce qu’a fait Paul Gravett au fil de ses années de recherche pour assembler, présenter puis commenter le matériel original et souvent inédit de Mangasia : aller collecter des images et des œuvres partout dans un monde asiatique lui-même d’une extrême diversité (18 pays au générique, y compris des nations recluses ou peu accessibles comme le Bouthan, la Corée du nord ou la Mongolie), et montrer en quoi la bande dessinée, à la fois comme expression culturelle et comme médium populaire, constitue bien cet art universel et cette pop culture transversale qui se déploie si naturellement dans un environnement mondialisé.

Avec le souci d’apporter à ce grand voyage illustré à la fois une profondeur historique et des clés de compréhension pertinentes et accessibles à tous, le sommaire du livre balaie la plupart des champs thématiques qui font sens : fable et folklore, exploration du passé, histoires et créateurs, censure, multimédia, etc. J’ajouterais, petite vanité personnelle, que j’ai eu grand plaisir à retrouver au fil du livre des images d’auteurs que j’ai moi-même publiés au fil de mes activités d’éditeur, comme l’extraordinaire Lai Tat Tat Wing (Hong Kong) ou le génial Coréen Park Kun-woong, pour ne citer qu’eux.

Délibérément, j’ai évité d’utiliser jusqu’ici dans cette chronique le mot « manga » ; pour des raisons d’évidence puisque celui-ci désigne exclusivement les formes de bande dessinée que produit le Japon. Mais aussi parce que la forme de pan-asiatisme que met en œuvre Paul Gravett dans cet album nécessaire, même si lui-même n’emploie pas ce terme, s’inscrit en rupture avec ce que sont les pratiques dominantes du marché des bandes dessinées asiatiques dans l’espace francophone aujourd’hui, où le fait japonais exerce une domination écrasante. Ce qui pose aussi la question de la manière dont l’ouvrage sera effectivement accueilli par les amateurs de mangas, a priori aux premiers rangs du public-cible. Éditeurs et libraires, après avoir durant des années, et souvent en vain, tenté d’amener dans les pratiques de lecture des œuvres asiatiques non-japonaises de qualité, savent aujourd’hui à quel point ce public – et cela n’a pour le coup rien à voir avec l’âge – peut se montrer rigide et peu curieux dans ses options. Saura-t-il enfin passer par-dessus son conservatisme et ses œillères ?

Précisons pour finir que ce beau livre tout à fait indispensable constitue l’expression papier de la grandiose exposition du même nom, « Mangasia – Wonderlands of Asian Comics », qui a été créée à Rome début octobre dernier dans les somptueux locaux du Palazzo delle Esposizioni, et qui reste visible sur place jusqu’au 21 janvier 2018. Remarquablement scénographiée et proposée dans une version bilingue italien / anglais, l’exposition rassemble une impressionnante quantité de documents originaux. À ne pas manquer en cas de séjour sur place, donc. Par la suite, l’exposition devrait tourner à l’international durant plusieurs années, avec notamment une première date française à l’été prochain : Le Lieu Unique à Nantes, du 29 juin au 30 septembre 2018.

Mangasia, de Paul Gravett (Hors Collection, 320 pages, 39€)

 

Nicolas Finet

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