On a tous quelque chose de NoArt

• Voilà deux bonnes décennies que je côtoie NoArt au quotidien. Le temps et l’amitié aidant, je suis devenu, sans que la chose ait jamais pris un tour officiel, son biographe. Il en est résulté, entre autres choses, un petit bouquin monographique développé ensemble, 10 ans de tôle, à l’occasion de sa première décade d’activité artistique. Ainsi que le portrait qui suit, réalisé à la même époque •

 

Je ne sais pas pour vous, mais en ce qui me concerne, il y a du NoArt chez moi – à la maison, je veux dire. Et ce qui me rassurerait plutôt, c’est que nous sommes de plus en plus nombreux dans ce cas là. Des quidams et des particuliers, des entreprises et des débits de boissons, des étudiantes timides comme des retraités alertes ou des quadras gentiment borderline… Depuis bientôt dix ans qu’il tripatouille avec constance du métal et des tubulures, des vannes et des conduites, une assemblée composite et joyeuse a pris l’habitude de se retrouver dans son imaginaire  brindezingue, dans la nouvelle vie qu’il insuffle à toute une escouade d’objets naufragés, de rebuts manufacturiers.

C’est encourageant. Ce qu’on pourrait appeler, au sens le plus littéral du terme, un juste retour des choses.

Je résume, pour ceux qui n’auraient pas été là au début.

Des flashes venus de l’enfance, d’abord. Le petit Arnaud ne s’appelle pas encore NoArt que déjà le spectacle des machines et de leur monde l’impressionne très fort : images fascinantes que ces moissonneuses-batteuses au travail, si vivantes, ou que ces câblages sinuant dans le secret des boyaux du métro parisien. Tant et si bien que son premier passage à l’acte en forme d’assemblage à l’instinct (8 ans, un carton à chaussure, des tuyaux, des fils, des ampoules, de l’électricité et beaucoup d’application) est à deux doigts de provoquer une manière de petit Tchernobyl dans l’appartement familial.

En apparence, c’est raté. Au fond, c’est une réussite, puisque presque tout est là, en germe : des machines et des machins, des incandescences et des rougeoiements, de la tripaille industrielle qui se mettrait à avoir une âme. Et pour donner forme à tout ça, un accident, au sens créateur du mot : l’impondérable, l’inattendu, le dérapage, cette étincelle qui fait qu’une chose se redéploie en une autre chose, inédite. Ça lui est resté. “Je n’ai pas de stratégie, dit NoArt, je ne me pose pas trop de questions : je fais, tête baissée.”

Bref, ça s’appelle une vocation : voilà, c’est dit, il fera artiste.

Il s’y met pour de bon à l’orée des années 90. D’abord des structures à accrocher sur le mur d’un salon, pour faire joli, où il malmène au sein d’un cadre des morceaux de carrelage rongé, des fragments de plomberie et divers artefacts électromécaniques. On n’ose pas dire des “tableaux”, puisque c’est en trois dimensions. Ça aussi lui est resté. “J’ai besoin de manipuler de la matière et des formes, que ce soit tactile, avec du volume, dit-il. Je ne suis jamais aussi heureux que quand je vais fouiner chez mon ferrailleur en province : 4.000 mètres carrés de capharnaüm métallique, tout un paysage de déchets industriels, ça, c’est la vraie vie.”

Le temps et l’expérience aidant, la fonction rejoint progressivement la forme. Les machines à rêver de NoArt s’incarnent de plus en plus dans des créations, mettons, “utilitaires”. Chaises, tables, consoles, pupitres, miroirs, luminaires, porte-manteaux, tout un mobilier hybride et brinquebalant, où prolifèrent plus que jamais tubulures, robinets, manomètres et autres régulateurs de fluides – quelque chose comme une plongée dans le boudoir intime d’un capitaine Nemo contemporain, l’école Boulle revisitée par un quincaillier hilare et déraisonnable.

Du design, donc ? “Ça m’étonnerait, objecte NoArt. Dans le design, c’est l’ergonomie qui commande, et moi, l’ergonomie… Si tu es mal assis sur une de mes chaises, ça me paraîtrait plutôt bon signe…” De la décoration, alors ? “Rien du tout ! Ce sont les autres qui font la démarche de s’adapter à mes créations, jamais le contraire.”

Il a raison. Qu’importent les étiquettes, quand c’est justement le plaisir à s’en jouer qui sert de fil rouge à l’entreprise – avec suffisamment de jubilation pour penser que cela puisse nous en procurer aussi.

Bien sûr, il y a quelques invariants : une prédilection pour les matériaux nobles (cuivre, acier, bakélite, céramique), une petite cuisine maison soigneusement élaborée au fil des années (le recours aux solvants, acides, sels, de ces substances qui vous requinqueraient la plus déprimée des breloques rescapées de l’oubli), et même un ou deux interdits -proscrire les plastiques, antipathiques, et plus encore les composants électroniques, “l’horreur”…

Mais hormis ces repères simples, tous les mélanges, débordements, transgressions et interférences sont possibles – souhaités même. Y compris les connivences artistiques. Une poignée de complices, comparses ou inspirateurs jalonnent et accompagnent ainsi le parcours de NoArt : le peintre Jérôme Mesnager, dont la célèbre ombre blanche vient périodiquement s’ébattre sur ses cahotants appareillages ; le sculpteur Guillaume Piéchaud, le maître-ferrailleur, l’ami de vingt ans ; le collectif Kâraboss, appelé en renfort sur les chantiers de grande envergure ; ou encore Jean-Christophe Guillou, le Géo Trouvetou de l’électro-mécanique, bricoleur technoïde et protéiforme dont les bidouillages inspirés (essayez donc le Variobinet™, son chef-d’œuvre) confèrent à ses engins un supplément de supplément d’âme.

Il y a un moment que je le regarde s’activer, NoArt. Un paquet d’années, bon poids. Je me souviens de tout : la tuyauterie et la récup’, les arcs électriques et l’odeur des acides, les métaux et l’hydraulique, le souci du détail et l’amour de la manufacture (étymologiquement : qu’on fabrique avec ses mains). Il aurait parfois tendance – la modestie, la timidité, allez savoir – à se réfugier un peu derrière ses créations. Mais, d’assemblages audacieux en structures inattendues, la trame de l’histoire n’a finalement jamais varié : c’est la palpitante énergie de la vie qui est là partout, cette vie secrète sous les apparences de l’inanimé, celle qui confère à nos objets – de la misérable carcasse miraculeusement sauvée de la décharge jusqu’à l’usine complète en état de marche – leur beauté intime et vibrante.

Il a d’ailleurs fini par me lâcher le morceau : “Mon vrai bonheur, c’est de m’emparer du pauvre truc dont plus personne n’a rien à faire, abandonné au bord du néant, et de le faire revivre sous une autre forme… Se dire que quelqu’un sera suffisamment touché par cette renaissance pour payer pour ça. Pour le mettre dans son salon. Et que, peut-être, ça finira dans une galerie…”

Au fond, c’était juste pour vous faire toucher du doigt un truc que vous aviez sans doute déjà saisi : on a tous quelque chose de No Art (moi personnellement, c’est un tabouret de bar).

 

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Nicolas Finet

Un commentaire

  1. j’aime la bio sur noart ; plein d’images, de simplicité …ça colle à de l’artiste qu’il est !

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