Akira pour toujours

Dans les rues de Shinjuku avec Otomo, Tôkyô, novembre 2015

Katsuhiro Otomo est-il l’homme d’une seule œuvre ?

En matière de création, et sauf exception rarissime (par exemple Tardi, demeuré inspiré et d’une exigence intacte pratiquement jusqu’à aujourd’hui), j’en tiens pour la « théorie des dix ans ». Autrement dit : dix ans de génie à jets continus, c’est déjà énorme. Et très peu nombreux sont les créateurs, toutes expressions artistiques confondues, à avoir su ou pu entretenir la flamme de l’inspiration (de façon convaincante, j’entends) au-delà d’une décennie. Bowie, dont la carrière s’envole avec Space Oddity (1969) n’est plus très crédible en génie habité à partir de Lodger (1979). Les Stones, qui gagnent leur statut de poids lourds avec Aftermath (1966), ne produisent plus grand-chose d’intéressant après Black and Blue (1976). William Gibson, consacré génie visionnaire avec Neuromancer (1984), ne réussit plus guère à convaincre au-delà d’Idoru (1996) – et encore. Et dans la bande dessinée, on connaît bien sûr le cas d’Art Spiegelman, qui s’investit tellement dans Maus (esquissé en 1972, puis prépublié dans Raw entre 1980 et 1991 avant que les parutions en albums ne connaissent la carrière qu’on sait) que pratiquement plus rien de vraiment intéressant ne surgira par la suite sous sa plume (et pardon pour Les Crados).

Pour ce qui est d’Otomo, personnellement j’aime énormément Domû, de peu de temps antérieur (1981) à l’objet de cette chronique. Mais au fond, même si ce maître-livre, si habile et si troublant qu’il en est presque dérangeant, exprime d’emblée la maîtrise narrative, les innovations formelles et la science du cadrage qui signent le « style Otomo », je doute qu’on s’en souvienne très longtemps, compte tenu de sa proximité avec la cathédrale Akira.

©LeGoffetGabarra.fr

On ne refera pas ici l’histoire de ce chef-d’œuvre d’une intensité et d’une ampleur visionnaire saisissantes, conçu et développé à partir de 1982 dans les pages du magazine Young par un surdoué d’à peine 28 ans. Vitesse, violence, drogues, rébellion, science dévoyée, obsessions urbaines et pessimisme foncier, sans oublier tous les fantasmes d’anéantissement qui hantent de façon récurrente l’imaginaire japonais : Akira se signale d’emblée comme un livre-monde virtuose, qui bouleverse d’un coup toutes les règles qu’on pensait établies. Développée sur quelque 2200 planches jusqu’au seuil des années 90, cette fresque démesurée fascine non seulement par son sujet, ses personnages, ses ambiances, son design général, mais également par son exceptionnelle exigence esthétique, qui en fait presque instantanément une œuvre culte du 9e art. Son influence sera considérable dans le monde entier et Otomo unanimement admiré par ses pairs. Katsuhiro Otomo et sa saga deviendront du même coup l’un des principaux vecteurs d’une percée décisive du manga en Occident, accepté dès lors comme un élément constitutif du 9e art planétaire.

Si Akira demeure dans l’actualité aujourd’hui, au-delà de ce pedigree impressionnant, c’est que son éditeur en langue française, Glénat, en propose depuis peu une nouvelle édition supervisée par le maître en personne – « l’édition ultime », pour reprendre un qualificatif marketing –, censée être la plus conforme à celle qu’ont découvert les premiers lecteurs japonais voilà plus de trente ans. Sens de lecture original, couverture conforme à l’original également, mais aussi nouvelle traduction et traitement revu des onomatopées – c’est-à-dire laissées, pour beaucoup d’entre elles, dans leur version d’origine japonaise. Il y a aussi, comme dans une autre « édition perfect » publiée récemment chez le même éditeur (celle de Ghost in the Shell, voir ma livraison du mois de mars), un traitement assez réussi de la jaquette de couverture, dont les rabats sont proposés en anglais et en japonais. Bref, juste de quoi donner envie de se replonger une fois encore dans ce monument.

Avec Otomo à Angoulême, janvier 2016. ©LeGoffetGabarra.fr

Alors, Otomo, l’homme d’une seule œuvre ?

Comme disait quelqu’un, c’est plus compliqué que ça. Car on ne peut pas ignorer que le mangaka, quand il s’attaque à Akira, a déjà pas loin d’une dizaine d’années d’expérience professionnelle, même si ses créations d’alors, intermittentes, ne relèvent pas du travail de longue haleine. Et après Akira, la bibliographie du maître continuera également à s’enrichir – avec Mother Sarah notamment, mis en images par Takumi Nagayasu –, même si ce ne sera plus jamais à la même cadence que dans les années 80, décisives.

En fait, plutôt que de se référer à l’exemple d’un Spiegelman, dont on peut avancer en effet qu’il reste, et à cela rien d’inconvenant, l’homme d’un seul livre, je proposerais plutôt de le comparer, pour emprunter des références francophones, à Hergé ou Uderzo : bien malgré eux, leurs œuvres maîtresses, consacrées par un succès public d’une ampleur considérable, ont fini par éclipser totalement leurs autres créations, certes moins éclatantes mais pourtant pas inexistantes.

C’est ça qui est encombrant, avec le génie : ça prend vraiment toute la place.

Extrait de la page de garde de la nouvelle édition.

Akira tome 2, de Katsuhiro Otomo, traduction Djamel Rabahi (Glénat manga, collection Seinen, 304 pages, 14,95€)

Nicolas Finet

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