Chinese Queer, mon amour

Ce livre est peut-être un tournant. Et en tout cas un signal comme je ne pensais plus qu’il puisse en survenir : celui que la Chine, dictature avérée sous tant d’aspects, puisse néanmoins se montrer capable, jusqu’à un certain point, de laisser véritablement s’exprimer certains de ses artistes. Bonne nouvelle ou faux semblant ? Vrai relâchement de la censure ou tolérance astucieusement simulée ? Impossible de savoir, à ce stade, dans quelle mesure Chinese Queer serait, ou pas, l’arbre dissident qui cache la forêt totalitaire ; seul le temps, toujours long dans le monde chinois, nous dira ce qu’il en est. En tout cas c’est une sacrée claque.

Rien ne dit explicitement, dans l’enchaînement vertigineux des quelque 230 planches de cet album vraiment peu commun, que ce travail soit autobiographique. Mais tout transpire le vécu dans cette chronique du mal être chinois contemporain, racontée à hauteur de névrose. Le narrateur, Tian Fushi, est un jeune gay de la ville portuaire de Haimen, dans la province côtière du Jiangsu (un peu plus d’un million d’habitants, autrement dit l’une de ces « petites » cités chinoises indifférenciées dont personne ou presque, hormis les locaux, ne mentionne jamais l’existence), qui questionne abruptement à la première personne, de rencontres sexuelles foireuses en dérives nocturnes sans but, la vacuité tenace de son existence.

Si je parle de mal être et de névrose, ce n’est pas du fait de la sexualité du personnage central, bien sûr. Être gay, Tian Fushi, l’assume très bien – même dans un environnement aussi peu spontanément tolérant que la Chine d’aujourd’hui. Tout le monde d’ailleurs, dans cette histoire, s’avère d’une transparence presque désarmante, à l’image de ce personnage féminin amie du héros, Deng Yugui, qui organise un film documentaire dont elle est à la fois la réalisatrice et l’actrice principale et dont le projet central consiste à administrer des fellations en série à 250 mâles de la ville – le meilleur moyen, à l’en croire, pour se qualifier direct dans la course aux Oscars.

Non, le malaise tient en fait à l’horizon terriblement borné que dépeint Seven, l’auteur de l’album. Nulle échappatoire, nul espoir, nul dessein en vue dans l’enchainement des jours, des nuits, des drogues et des amants, sinon la répétition absurde de motifs dépourvus de sens, ad nauseam. Ce que le livre raconte, presque toujours à mi-chemin du tragique et du pathétique, suinte tant la désespérance existentielle que dans les moments les plus intenses, on en suffoquerait presque. Violence muette, tendresse impossible. En entomologistes de l’ultramoderne solitude, en chirurgiens du pessimisme ordinaire, Seven et son héros obèse Tian Fushi pourraient ainsi être de lointains cousins chinois, moins branchés mais plus lucides, moins élégants et plus prolétariens, de la faune recrutée naguère par Bret Easton Ellis dans le Los Angeles de Less Than Zero. C’est dire si l’optimisme règne du côté d’Haimen.

Ce qui déstabilise le plus étant, sans doute, que le narrateur réussit dans le même temps à s’affranchir de tout pathos, de toute amertume affichée. Ce qui est, est. Une franchise et une honnêteté constantes se donnent ainsi à voir et à entendre tout au long de Chinese Queer, dans les dialogues les plus outranciers ou les plus trash comme dans les mensonges des un(e)s et des autres. « Évidemment, on aime bien se raconter des mythos, confesse l’un des personnages au sortir d’une autre nuit de triste orgie à deux balles. Sans ça, comment on ferait pour vivre ? »

Graphiquement, c’est éblouissant de maîtrise et d’inventivité – y compris dans l’abus des procédés de saturation chromatique, dont je n’ai pas su décider s’il s’agissait effectivement d’un registre propre à l’auteur (l’esthétique chinoise n’est pas toujours raccord avec les canons de la nôtre) ou d’une provocation de plus en forme de bras d’honneur au bon goût. En lisant Chinese Queer, j’ai souvent pensé à certaines des histoires de Muñoz et Sampayo, celles du Bar à Joe, d’un désenchantement qui vous colle aux doigts, comme une encre tenace. Et tout aussi souvent pensé aux chansons de Lou Reed, bien sûr – pas tant pour la musique (celle que semblent apprécier Tian Fushi et ses comparses n’a rien à voir avec ce qu’on écoutait naguère à Manhattan dans les environs du CBGB) que pour les ambiances urbaines et la proximité avec l’humanité tour à tour transgressive et borderline portraiturée dans Chinese Queer.

D’une certaine manière, voir ainsi le monde chinois, « de l’intérieur » pourrait-on dire, s’avérer aussi délétère et désabusé que son homologue occidental aurait presque de quoi rassurer. Alors finalement, l’aventure de la « modernité » à la chinoise, si récente dans l’histoire contemporaine, n’aurait pas uniquement à voir avec des enfants uniques sur le chemin de l’obésité, des jeunes gens dressés dans l’adoration féroce de la performance et de la compétition ou l’obsession ridicule de tant de Chinois(es) pour l’argent, l’argent, l’argent ? Ouf. À la lecture de Seven, je demeure néanmoins surpris de constater que la censure locale, presque aussi corsetée sur le terrain des mœurs que sur celui de l’idéologie, ait pu laisser s’exprimer une voix aussi manifestement sincère que la sienne. Espérons juste qu’on ne la fasse pas taire.

 

Chinese Queer, de Seven, traduit du chinois par Lucie Modde (Sarbacane, 244 pages, 24,50€)

Nicolas Finet

Laisser un commentaire