Doggybags, l’Amérique en folie

Faut-il l’aimer, l’Amérique, pour en explorer avec un tel mélange de constance et de délectation les tares les plus infréquentables… Run, inspirateur et maître d’œuvre de la série anthologique Doggybags dédiée à l’esprit du pulp, ne dit pas autre chose en ouverture de son volume 15 publié fin mars 2020, juste au moment où venait de se déclencher le premier confinement généralisé : « Soyons clairs : j’adore les Etats-Unis d’Amérique, et depuis longtemps ». Et d’enchaîner sur près de 120 pages avec un trio d’histoires courtes à frissonner, toutes nichées dans les replis les plus sombres de la psyché locale et collectivement titrées, forcément, Mad in America. Largement de quoi me motiver, moi qui ait en partage ma dose de fascination pour l’imaginaire américain.

Comme c’était le cas dans le one shot Mapple Squares que j’avais chroniqué ici même, l’Amérique dont il est ici question est celle des tréfonds, des profondeurs, là où clapote ce que le pays a de moins présentable. On est loin des centres urbains rutilants, de la technologie triomphante ou des élites cultivées des deux zones côtières. Bienvenue à Ploucville, USA. Géographiquement, c’est plutôt le Sud. Mais un Sud au sens large, qui ne recouvre pas forcément les territoires définis par les cartes ; plutôt une sorte d’espace fantasmatique délimité par les obsessions de ceux qui y vivent.

Sous le pinceau de Peter Klobcar, Manhunt, la première des trois histoires – et la seule que Run n’ait pas scénarisée lui-même – installe d’emblée la pulsation oppressante qui parcourt tout le recueil, dans un noir et blanc hypnotique. Un corps qui tressaute au bout d’une corde et le lynchage pour tout horizon, sous le regard haineux de deux crapules white trash ; dans les bayous la nuit, personne ne vous entendra crier, comme disait quelqu’un. Mais l’esprit vaudou rôde aussi au plus profond des marais et, contre toute attente, le déchainement attendu de la violence n’aura finalement pas pour objet la cible qu’on attendait…

De grands arbres centenaires façon Louisiane, festonnés de mousse espagnole, il y en a aussi dans Heritage, l’histoire qui clôt le livre, dessinée avec talent par Jérémie Gasparutto. Là, ce sont les grands malades du Klan qui sont au centre du récit, d’autant plus détestables qu’ils ont, en surface, les apparences ordinaires des Blancs bien comme il faut. Mais leurs exactions, décrites par le menu à travers l’exemple d’un père de famille noir pendu pour le plaisir, peuvent aussi avoir un prix, d’autant plus élevé que les injustices comptent double, au moins. C’est le cœur de cette sinistre histoire de vengeance où tout le monde perd à la fin.

J’ai néanmoins gardé pour la bonne bouche la deuxième histoire du recueil, Conspiracism – de loin ma préférée. D’abord parce qu’elle est mise en images par le très tatentueux Ludovic Chesnot, déjà dessinateur de Mapple Squares cité plus haut. Sa technique de mise en scène comme ses choix de cadrage sont remarquables et l’expressionnisme dont il use pour dépeindre les passions de ses personnages – passions mauvaises pour la plupart, bien entendu – est un régal.

Conspiracism a pour cadre le Texas profond – Brenham, 15.000 habitants dont un quart d’Afro-Américains et l’un des taux de pauvreté les plus élevés aux Etats-Unis – et comme point de départ l’un de ces abominables mass shootings devenus la rengaine des médias américains. Mais qui est mort au juste dans la petite église de quartier (noir, évidemment) qui a servi de décor au carnage commis par un suprémaciste blanc bien connu des réseaux sociaux ? Combien de personnes ? Pourquoi les télés ne diffusent-elles pas d’images du drame ? Et d’ailleurs, est-on bien sûr qu’il a vraiment eu lieu, ce massacre collectif ?

Une fois la tuerie passée, c’est la petite musique glaçante qui prend bientôt les commandes de l’histoire, telle qu’elle est susurrée avec insistance par les médias complotistes, certains de faire un tabac auprès d’une population de petits Blancs à la fois terrifiés et émoustillés par la perspective de la guerre raciale qui vient… C’est, en deux mots, l’Amérique des fake news, de QAnon et des théories conspirationnistes, dépeinte ici dans ce mélange de médiocrité et de folie qui est sans doute ce qui nous fascine, et qui n’aime rien tant que nier l’évidence – puisque comme chacun sait la vérité est ailleurs.

J’ai adoré cette histoire au fond très dickienne qui empile savamment faux-semblants, simulacres et réalités alternatives, comme un théâtre d’ombres, de voiles et d’illusions qui n’aurait plus ni commencement ni fin. Soumise à un tel bombardement de contradictions apparentes, l’espère humaine est-elle condamnée à devenir folle à lier – pour autant qu’elle ne le soit pas déjà ? Ou bien finalement, comme une partie de l’Amérique de Trump ose encore l’affirmer, le réel tel que nous pensons le percevoir n’est-il, toujours, que le produit d’une gigantesque manipulation ?

L’un des romans tardifs de Dick et l’un des plus déroutants, SIVA (en V.O. Valisystem), traduit en français en 1980 par feu Robert Louit que j’ai un peu connu (et qui fut par ailleurs traducteur de Ballard et Silverberg), posait l’hypothèse d’un réel contemporain totalement truqué, qui ne serait en fait qu’un pseudo-univers masquant le « vrai » réel ; celui de l’Empire romain de l’an 70, régime totalitaire dont l’emprise, vouée à devenir éternelle, se propage tel un virus, matérialisée par un mantra sinistre et obsédant : l’Empire n’a jamais pris fin. À sa manière, Conspiracism instille ce virus-là – ou à tout le moins l’un de ses variants ; c’est de saison.

 

Doggybags T15 : Mad in America, de Run, Peter Klobcar, Ludovic Chesnot et Jérémie Gasparutto (Ankama, Label 619, 120 pages, 13,90€)

Nicolas Finet

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