En quête d’essence

J’ai eu beau chercher, je n’ai pas retrouvé, ni dans mes souvenirs ni dans ma bibliothèque, d’album d’envergure entièrement consacré à ce qui se passe, pour un personnage donné, après la mort. Enfin, sauf à considérer que Le Garage hermétique (on y reviendra) et au-delà une bonne partie de la branche la plus poétique de la SF en bande dessinée en aient fait la matière même de leurs recherches – mais sans doute cela serait-il un peu abusif, n’est-ce pas ?

Bref et quoi qu’il en soit, ce micro-préambule pour souligner que Fred Bernard et Benjamin Flao, les deux auteurs d’Essence, se sont attaqués à un sujet plutôt costaud – et que, s’acquittant de cette ambition sur quelque 180 pages au format presque carré, ont aussi réussi à accoucher d’un objet graphique et narratif comme on n’en lit pas si souvent.

Alors reprenons. Soit un type à l’air un peu largué, un jerrican à la main, qui ressort d’un grand bâtiment à l’abandon, plutôt content d’être parvenu à trouver un peu d’essence. On ne sait pas où on est – Alep après les bombes ? une version dévoyée de Lhassa ? le fond de décor d’un Mad Max ? –, sauf qu’il fait grand beau et qu’on ne se bouscule pas dans les environs, rapport à la densité humaine. Heureusement, le type voyage avec une beauté singulière nommée Mademoiselle, le genre asiatique secrète et plutôt taiseuse, dont on apprendra bientôt qu’elle est pour lui une sorte d’ange gardien, qui s’évapore et réapparaît à volonté, sans que jamais notre homme y puisse grand-chose.

Ce sera d’ailleurs l’une des constantes de son profil : ne pas pouvoir grand-chose à quoi que ce soit. Se faire balader. Subir. Sans trop avoir la latitude de protester, vu qu’il a la mémoire trouée et les souvenirs très poussifs. À une exception près, quand même : conduire. Parce que ça, il sait, Achille – son petit nom, comme on l’apprendra assez rapidement. Vite et bien, au volant d’à peu près tout ce qui lui tombe sous la main – pour autant qu’il trouve de l’essence, ce sera l’un des motifs récurrents de toute l’histoire. Et il lui en tombe, et pas qu’un peu, de la bagnole – mais ne comptez pas sur moi pour vous donner les modèles et la marques, là s’arrêtent mes compétences et puis, vous n’attendez quand même pas que je quitte ma zone de confort, si ?

Néanmoins je sais quand même vous dire une chose et ça j’en suis certain après avoir approché successivement le travail de ‘Fane en avril l’an dernier (https://nicolasfinet.net/fane-pleins-gaz/) puis celui de Jidéhem (https://nicolasfinet.net/monsieur-de-mesmaeker/) deux mois plus tard : Flao et Bernard les aiment, les voitures, ça oui, et Flao les dessine en virtuose, avec des mouvements d’une puissance et d’une fluidité que peu de dessinateurs sont capables d’approcher. Il y a sur une dizaine de planches, dans le dernier tiers du livre, une course-poursuite automobile presque muette digne d’une anthologie du genre, aux côtés de Franquin, Jidéhem, Tillieux et consorts.

Au terme de ce stupéfiant parcours au purgatoire des pilotes, on n’en aura finalement pas tant appris sur le destin d’Achille, ni sur ce qui l’attend réellement au bout de la route. Mais en revanche on aura cheminé avec jubilation, au fil de cette aventure tour à tour nerveuse et rêveuse, enjouée et tragique, dans un somptueux livre d’images fortes peuplées d’une ribambelle de citations réjouissantes : outre Tillieux, Jidéhem et les autres, on croise la Syldavie d’Hergé (à moins qu’il ne s’agisse de la Bordurie ?), les circonvolutions de Giger, les vides et les formes mouvantes de Moebius, sans oublier un poil de Mondrian et quelques figures de l’abstraction que j’ai cru reconnaître sans savoir toutes les nommer. Sacré bouquin.

Essence, de Fred Bernard et Benjamin Flao (Futuropolis, 184 pages, 27€)

Nicolas Finet

Laisser un commentaire