Épaté à Shanghai (1996)

Le Puéril Jaune est un petit livre que j’ai édité à compte d’auteur à 500 exemplaires à la toute fin de l’année 2005, afin de partager avec amis, confrères et connaissances une série de petites histoires authentiques vécues au fil de mes voyages en Asie et au cours desquelles, dans la plupart des cas, je suis ridicule ou à côté de la plaque. D’où le sous-titre : Carnets d’un blanc-bec en Extrême-Orient. Je me suis également servi de ce petit volume comme carte de vœux de fin d’année. Voici les quelques lignes qui servaient de préambule à l’ensemble lors de sa publication initiale :

Je voyage assidûment en Asie orientale depuis deux bonnes décennies. Je suis plus ou moins de là-bas, je crois. Du coup, j’ai (souvent) la faiblesse de m’y sentir (un peu) chez moi. Des rives chinoises de l’Amour jusqu’à l’équateur balinais, de la grande plaine birmane aux contreforts du Mont Fuji, j’y ai vécu toutes sortes d’histoires, tour à tour drôles, bizarres, ridicules, émouvantes, quelques-unes même quasiment exceptionnelles. En voici quelques échos. Ceux qui me comprennent savent de quoi je parle.

J’espère que vous prendrez autant de plaisir à les lire que j’en ai ressenti à les écrire. Le texte qui suit a préalablement paru dans le magazine Grands Reportages en 1996, dans une version légèrement différente et avec un autre titre •

 

Le Bund. Son nom seul a fait rêver des générations d’aventuriers. De la finance comme de la politique, des belles lettres comme d’autres commerces moins avouables ; qu’importait le flacon pourvu qu’on eût l’ivresse.

Le Bund, c’était Shanghai, forcément. Et quand on avait dit Shanghai, on avait déjà (presque) tout dit. Qui ne se serait vu, au sortir d’une promenade au parc Huangpu, fendre mollement la cohue compacte des rickshaws sur le cuir d’une Torpedo millésimée pour une halte au bar du Cathay Hotel, avant de rejoindre à petite vitesse, par la rue Nankin et en galante compagnie, le très huppé Club Sportif Français ?

Le Bund : un arc de cercle de moins d’un kilomètre de long, à l’unisson de la courbe de la rivière Huangpu. Et l’un des alignements de façades les plus célèbres du monde. Qu’avant même de l’avoir vu, on repeint inconsciemment aux couleurs d’un chromo délavé. C’est cette vitrine majestueuse et impeccablement profilée que Shanghai — qui a toujours eu le chic pour se faire désirer — donnait autrefois à voir aux nouveaux arrivants qui débarquaient là par paquebots entiers. Une ville capable de vous en promettre autant au premier coup d’œil saurait se montrer bonne fille, évidemment.

Le débarcadère de tous les fantasmes et de tous les appétits n’est plus. On — entendez la Chine de Pékin, attentive plus de quarante années durant à faire payer à Shanghai l’infidèle la facture de ses amours adultères — lui a substitué une large promenade, dallée, paysagée, ordonnée. Propre. Et le Bund, aujourd’hui, s’appelle officiellement Zhongshan Dong Lu, rue Zhongshan Est.

Mais, à quelques aménagements près, l’héritage d’hier est pourtant toujours là, intact. De sa limite nord, le pont métallique Waibaidu (1907), où se fait la jonction avec la rivière Suzhou, jusqu’à sa “frontière” méridionale marquée par l’ancien bâtiment de l’Asiatic Petroleum (aujourd’hui siège de l’Institut de recherche et de développement métallurgique de Shanghai), le Bund a jalousement préservé son patrimoine architectural des poussées de fièvre du socialisme réel.

En son centre, le Peace Hotel (l’ex-Cathay), sublime vaisseau de pierre qu’on dirait taillé pour des régates de pur-sang, édifié en 1929 par le richissime Victor Sassoon grâce aux bénéfices du commerce de l’opium, demeure un point névralgique, là où Nanjing Lu, la rue Nankin, prend son élan à angle droit pour cinq kilomètres d’hystérie commerçante. Et de part et d’autre, puissants et sûrs de leur fait, se succèdent les édifices qui avaient fait de Shanghai, la chute de l’Empire consommée, le terrain de jeu préféré de la haute finance internationale.

Flâner le long du Bund, c’est feuilleter une édition d’avant-guerre de l’annuaire mondial de la banque : Yokohama Species Bank, Banque de l’Indochine, Hong Kong & Shanghai Banking Corporation, China Merchants Bank, pas un immeuble ou presque qui n’ait abrité, en son temps, son lot de zélateurs du capitalisme triomphant. Tous ont été classés à l’inventaire du patrimoine par la municipalité. On ne sait jamais. Ou plutôt si, on sait. On sait même très bien.

Car Shanghai s’ébroue, s’échauffe, s’active. Et, au sortir d’un demi-siècle sous l’éteignoir de la rééducation idéologique, se (re)découvre, inchangées, d’assez belles dispositions pour le luxe et la lumière, la fête et la prospérité — bref, pour l’argent. Il ferait beau voir que Guangzhou (Canton), certes douée pour l’épate mais un rien vulgaire, avouez, soit la seule, là-bas au Sud, dans le delta de la Rivière des Perles, à se gaver des dividendes du libéralisme franco de port…

Alors, tandis qu’à Pudong, juste en face, sur l’autre berge de la rivière Huangpu, une immense ville nouvelle de verre et d’acier sort littéralement de terre, Shanghai se prend à rêver, pour son Bund, d’un futur en forme de retour du refoulé, où tout ce que la planète compte de bailleurs de fonds, de traders et de spécialistes du jeton de présence, se donnerait à nouveau rendez-vous ici, pôle magnétique d’une Asie grisée par les liquidités.

Du rêve à l’assouvissement, la Chine ne s’embarrasse pas d’états d’âme : poliment, mais fermement, les occupants des vénérables bâtisses du Bund — des administrations et des sociétés d’état, essentiellement — ont été priés d’aller collectiviser ailleurs. La mairie elle-même, longtemps logée dans le building de l’ex-Hong Kong & Shanghai Banking Corporation, a donné l’exemple en déménageant un bon kilomètre à l’ouest, Place du Peuple. Seuls les services des douanes, au n°13, occupent encore leurs quartiers historiques, et sans doute pas pour toujours. Le Bund aujourd’hui, c’est cela : un écrin qui n’attend plus que son cadeau. Éclatante succession de coquilles de pierre vides et pleines d’échos, prêtes à accueillir leurs nouveaux locataires. Il fallait bien faire place nette pour les “experts étrangers”, comme on dit ici.

Lesquels ont, de toute évidence, reçu le message cinq sur cinq. Qui croisait-on à l’hôtel Peace il y a peu, sortant du concert quotidien de l’orchestre maison, The Old Jazz Band ? Bill Gates, Mister Microsoft himself, “l’homme le plus riche du monde”. Venu en personne vendre aux Chinois son logiciel vedette, Windows 95, lors d’une conférence de presse au Garden Hotel, l’ancien Club Sportif Français. Et s’étalant dès le lendemain, à grand renfort de films promotionnels, sur les billboards vidéo géants de la Place du Peuple, qui déjà s’entraîne patiemment pour le jour où Times Square sera passé de mode…

À travers le Bund lifté, relooké, apprêté, c’est tout Shanghai qui s’invente ainsi un avenir cossu, une fête rutilante et sans fin sonorisée par cent mille karaokés. Mais l’arrière-pays, autrement dit la Chine, veut-elle avec la même impatience d’une Shanghai qui aurait, sans une hésitation, retrouvé tous les réflexes d’une époque où on la surnommait la putain de l’Asie ?

Dans la nuit japonaise du Bund — Canon, Toshiba, Hitachi, Sharp, en néons publicitaires démesurés —, accoudé à la rambarde qui surplombe la rivière, le jeune Huang observe avec soin cette avenue de toutes les promesses. Le déluge d’éclairage, le ballet incessant des taxis Xiali et Santana, le mendiant solitaire qui frotte obstinément les deux cordes de son rehu, le violon chinois, la foule des “provinciaux” venus goûter à l’opulence de la ville. Le temps d’une parenthèse silencieuse, l’ombre géante d’un immense cargo chinois masque les lumières de Pudong, sur l’autre rive. Illuminée dans l’obscurité, la tour de télévision Perle d’Orient, si hideuse la journée, prend soudain les allures d’un gracile vaisseau spatial tout droit sorti d’une aventure de Blake et Mortimer.

Huang, électricien de vingt-sept ans, arrive du Guangxi, en Chine du Sud. C’est la première fois qu’il voit le Bund. Ils sont nombreux dans son cas, venus de loin en couple ou en groupe, paysans ou ouvriers immédiatement reconnaissables à leur expression ébahie, parfois accrochés les uns aux autres, littéralement, comme effarés par ce qu’ils découvrent.

Mais Huang, interrogé sur ce que lui inspire le spectacle, n’a pas l’admiration aussi spontanée. Sa réponse, moue navrée, tient en une phrase, tandis qu’il embrasse le Bund tout entier d’un large geste de la main : “Trop d’argent, ici.”

Derrière lui, dans un long cri métallique, un navire festonné de guirlandes électriques glisse lentement sur les eaux noires, comme un rêve de lumière.

Nicolas Finet

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