Jacques Ferrandez : “Avoir la chance de publier aux côtés des auteurs que j’aimais”

S’il existe parmi les auteurs de bande dessinée une « génération (À Suivre) », vous en êtes le parfait représentant, puisque vous êtes vraiment né, professionnellement parlant, en même temps que le magazine…

Jacques Ferrandez : C’est vrai, j’ai même poursuivi mes études aux Arts Déco de Nice pendant au moins deux ans après que j’aie commencé à publier professionnellement dans le magazine. La toute première histoire, réalisée sur un scénario de Rodolphe, remonte au numéro 4 d’(À Suivre), daté de mai 1978.

Comment le très jeune auteur que vous êtes alors se trouve-t-il « recruté » par (À Suivre) ?

Les choses n’arrivent pas entièrement par hasard : il était clair pour moi, au fil de mes années d’études, que je me dirigeais vers la bande dessinée, tout en ignorant d’ailleurs totalement comment j’allais m’y prendre. Au sein des Arts Déco, nous réalisions à plusieurs un fanzine, qui nous servait de travaux pratiques. Il y avait aussi à Nice à cette époque, chaque printemps, un festival du livre assez coté, où j’avais vu passer Hergé, Franquin, Roba, Peyo et Tardi. En 1976, il était là pour présenter les deux premiers Adèle Blanc-Sec qui venaient de sortir, et je les lui ai fait dédicacer. La dédicace n’est pas un sport que j’affectionne beaucoup en tant que lecteur, mais Tardi a tout de suite été pour moi un dessinateur important – cela se verra d’ailleurs sur mes premiers albums… Lors de l’édition 1977 de ce même festival du livre, nous avons pris un stand pour notre fanzine, et un visiteur qui s’occupait de diffusion de bande dessinée, Lionel Colin, m’a demandé de lui confier mon dossier. Ce dossier est ensuite arrivé entre les mains de Rodolphe, qui s’occupait alors de la revue Imagine. Il m’a écrit pour me proposer une collaboration, et c’est ainsi que nous avons élaboré au cours de l’été 1977 ce qui allait devenir notre premier album commun, L’Homme au bigos. À la rentrée de cette même année, par l’intermédiaire de Jacques Lob, nous avons soumis ce projet à Jean-Paul Mougin, qui préparait alors le lancement d’(À Suivre). Il l’a refusé, mais nous a en revanche laissé la porte ouverte pour des histoires courtes en noir et blanc. Et c’est ainsi que notre première histoire, La Maison aux volets clos, a été publiée.

C’est pourtant seul, en assurant vous-même vos scénarios, que vous vous êtes assez rapidement imposé comme l’un des piliers du magazine…

Je crois que Jean-Paul Mougin cherchait à privilégier pour (À Suivre) ce qu’on appelle des auteurs complets, capables de réaliser dessin et scénario. Lorsque je lui ai proposé mon premier projet personnel, dans un registre plus intimiste que ce que j’avais réalisé jusqu’alors en compagnie de Rodolphe, il a accepté aussitôt. C’était Arrière-pays, publié en feuilleton tout au long de l’année 1981. La parution de ce premier travail entièrement personnel m’a émancipé en tant qu’auteur. Mais je reste redevable à Rodolphe de m’avoir permis de démarrer dans ce métier.

Être publié par (À Suivre) avait-il un sens particulier à vos yeux ?

C’était le journal où j’avais débuté, j’y attachais donc forcément beaucoup de prix. Mais ce qui était important aussi, c’était d’avoir la chance de publier dans la revue où se trouvaient les auteurs que j’aimais, Pratt, Tardi, Muñoz… J’adhérais entièrement à la notion de bande dessinée d’auteur mise en avant par (À Suivre). On s’en rend moins compte aujourd’hui parce que l’idée est largement passée dans les mœurs de l’édition, mais promouvoir le principe du roman en bande dessinée était un acte fondateur fort. Et puis, en parallèle, la direction du magazine encourageait en permanence ses auteurs à faire preuve d’esprit de curiosité et de renouvellement, avec de vrais espace de liberté. C’est de cette manière que j’ai pu développer quelques petites choses en marge de mes Carnets d’Orient, comme Nostalgia in Times Square réalisé avec Patrick Raynal et ultérieurement édité en album par Futuropolis. (À Suivre) savait aussi jouer un rôle de laboratoire.

Dans quelles circonstances avez-vous élaboré vos Carnets d’Orient ?

Justement de cette manière, en exerçant la liberté et l’initiative auxquelles nous étions encouragés. Avec cette idée d’une chronique algérienne à laquelle je songeais depuis un bon moment, j’avais vraiment quelque chose qui me tenait à cœur, le reste devenait secondaire. Quoique en l’occurrence, ce projet ait plutôt, à ses débuts, suscité la méfiance de Jean-Paul Mougin…

Dans quel sens ?

Il sentait bien que c’était un sujet casse-gueule. Il a tout de suite voulu mesurer très précisément dans quel camp je me situais. Lui avait, au moment des événements d’Algérie, côtoyé des « porteurs de valises », et il savait parfaitement que j’étais pied-noir, alors… En revanche, quelles qu’aient pu être ses réticences initiales, je dois dire qu’il a fait avec moi, sur ce projet, son boulot d’éditeur de manière extrêmement professionnelle, en me poussant constamment à affiner mon travail, sur le fond comme sur la forme. Pour le traitement de la couleur des Carnets d’Orient par exemple, il m’a littéralement tanné, il n’y a pas d’autre mot, jusqu’à ce que j’élabore une technique qui restitue correctement l’idée de mémoire que je voulais transmettre. C’est certainement à lui que je dois d’avoir finalement mis au point l’ambiance chromatique un peu particulière de la série.

Nicolas Finet

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