La force des choses

Voici, à sa manière, un petit tour de force : mener un récit de haut vol et de longue haleine (120 planches, quand même) avec une densité en dialogues si faible qu’elle ne permettrait guère, chez d’autres, de développer plus d’une vingtaine de pages de récit. Je vais rester, ou le laconisme en bande dessinée – et c’est un compliment, bien sûr.

Sauf à « spoiler » d’emblée ce qui fait la teneur même de l’histoire, on ne peut pas vraiment raconter l’intrigue de Je vais rester. Quant à la résumer… Essayons pour l’amorce, tout de même. Palavas-les-Flots de nos jours, par un été comme presque tous les autres. Un peu plus de vent que d’habitude, peut-être. Des rafales par beau temps C’est ce vent-là, impétueux, qui soudainement va transformer l’héroïne de cette histoire, Fabienne, en femme seule – elle qui pourtant avait fait accompagnée le déplacement jusqu’à la côte. Une héroïne malgré elle, amenée par la force des événements à improviser une conduite.

Je vais rester est le récit de cette improvisation, entre hébétude et automatismes, ponctuée par les innombrables et minuscules petites choses banales, presque imperceptibles, qui font l’ordinaire d’une vie humaine, son quotidien. Les aboiements d’un chien. Les coquillages ramassés dans le sable. La rondelle de citron sur un verre d’eau gazeuse. L’orchestre qui se lâche en soirée au kiosque à musique de la ville. L’ambiance de fête des étés à la plage, un peu factice, un peu vaine. Le bruit des vagues, les cris des enfants. Tous ces surgissements. Fabienne traverse ces scènes une à une, pas tout à fait spectatrice, pas tout à fait actrice : témoin immobile et silencieux d’une histoire qui, d’un jour sur l’autre, d’un micro-événement à un autre, va peu à peu devenir la sienne. Elle n’en dit presque rien, alors qu’elle est pourtant au centre de cette histoire dont elle est le pivot.

Tout du long, c’est remarquable de pertinence et de subtilité, avec cette intelligence de l’image qui signe les vrais bons auteurs. Lewis Trondheim, on le sait de longue date, est l’un des tout meilleurs scénaristes français, rompu à tous les exercices, tous les styles, et de tout aussi longue date expert en récits sous contraintes. Je vais rester en est un, à sa manière, avec ses longues séquences quasiment mutiques, et sa façon très inspirée d’exploiter toutes les ressources de la narration visuelle. Y compris dans la profondeur des personnages, qui pourtant, comme Fabienne, n’en disent pas beaucoup sur eux-mêmes. Premiers rôles ou figurants, il suffit parfois d’une inflexion dans le port de tête pour poser une psychologie, d’un silence dans une action pour en dire beaucoup sur soi.

Pour donner chair à cette histoire singulière, aussi discrète que profonde, il fallait un dessinateur de premier ordre. Trondheim, pour l’occasion, a fait équipe avec le rare Hubert Chevillard (la tétralogie Le Pont dans la vase, chez Glénat), dont la finesse et la justesse de touche impressionnent. Lumineux, limpide, et de bout en bout impeccablement maîtrisé. D’ores et déjà l’un des albums de l’année.

Je vais rester, de Lewis Trondheim et Hubert Chevillard (éditions Rue de Sèvres, 120 pages, 18€)

Nicolas Finet

Laisser un commentaire