Les Chroniques du DicoManga : Kazuo Kamimura

Il y a une dizaine d’années, j’ai conçu, dirigé et co-rédigé le DicoManga, première tentative française (et à ce jour la seule) de dictionnaire encyclopédique de la bande dessinée japonaise. Le livre a paru en 2008 aux éditions Fleurus. Il n’a été ni réédité ni réactualisé depuis. Afin de ne pas laisser totalement en jachère ce que je persiste à considérer comme un beau projet, et parce que j’ai gardé le goût des mangas, j’ai décidé de me remettre à chroniquer la bande dessinée japonaise traduite en langue française. Je le ferai désormais au gré de mes envies et de mes coups de cœur, sur un mode aléatoire, et sous la bannière générique des Chroniques du DicoManga. Voici la deuxième de ces chroniques, consacré à un géant des années 70, enfin redécouvert grâce au patient travail des éditions Kana : Kazuo Kamimura.

 

C’est le bon côté de la déferlante manga à l’œuvre maintenant depuis près de deux décennies : il s’est traduit et publié tant de choses en langue française au cours de cette période (et parfois ni du premier choix ni du meilleur goût, c’est le moins qu’on puisse dire) que, le gros de la production nippone récente aisément transposable en français maintenant à peu près « épongé », on peut enfin mieux prendre le temps de (re)découvrir et apprécier ce qui s’est publié auparavant. Et qui demeure, peut-être, le meilleur de la bande dessinée japonaise.

Autrement dit le gekiga, ce « manga du réel » qu’auteurs et éditeurs japonais parmi les plus exigeants et les plus doués ont très tôt entrepris de publier, dès la fin des années 50 dans les pas du grand Yoshihiro Tatsumi, en réaction à la mainmise de la bande dessinée enfantine et familiale sur le 9e art japonais – soit une bonne quinzaine d’années avant que n’émerge chez nous son pendant occidental, la « bande dessinée adulte ». Kazuo Kamimura est de ces auteurs-là. Il faut lire ou relire ses livres comme autant d’introspections frémissantes et subtiles dans les tréfonds de la psyché japonaise.

Effet connexe : la même « déferlante manga » ayant, en termes esthétiques, installé une réceptivité particulière dans l’imaginaire contemporain – je veux dire créé un terrain à la fois affectif et visuel qui peut-être nous rend a priori plus perméables à ses composantes que ne l’auraient été, disons, certaines des générations qui nous ont précédés –, il est également probable que nous ayons aujourd’hui, à l’endroit de ces œuvres japonaises du passé, une tolérance et peut-être même une indulgence « sous influence ». Pour le dire autrement : je ne suis pas totalement persuadé qu’un « Prix du patrimoine » tout récemment (et fort légitimement) décerné au travail de Kamimura dans le cadre de tel grand festival de bande dessinée du sud-ouest de la France eût spontanément récompensé avec un même élan œcuménique par exemple Chroniques de l’île grande de Gérard Lauzier, pour ne prendre qu’un album français de qualité comparable issu grosso modo de la même période historique. Bref.

L’actualité récente en langue française de Kamimura (1940 – 1986), dont les éditions Kana ont entrepris d’exhumer patiemment l’œuvre depuis 2007, en partant de Lady Snowblood (1972, scénario du grand Kazuo Koike, le créateur de Lone Wolf and Cub) puis en faisant connaître les contributions majeures que sont Lorsque nous vivions ensemble (1972 également, traduit en 2009) et Folles passions (1973, traduction en 2009), s’est exprimée principalement à travers deux titres : Le Club des divorcés en deux volumes (le premier tome publié en 2015), suivi d’Une femme de Shôwa traduit l’an dernier, en 2016, sur un scénario d’Ikki Kajiwara, ce dernier auteur par ailleurs, entre autres, de la célèbre série sur la boxe Ashita no Joe.

Le Club des divorcés est, au moins dans ses prémisses, antérieur aux œuvres susmentionnées, puisque les premiers épisodes en sont parus dès octobre 1971 dans la revue Weekly Manga Action des éditions Futabasha. Son motif central nous le rend immédiatement intéressant : brosser l’attachant portrait d’une femme esseulée, Yûko, que son statut inhabituel et socialement réprouvé (mère célibataire, divorcée du père de son enfant) amène à pratiquer, pour financer son indépendance, une profession elle aussi « limite » – patronne d’un bar de nuit dans le quartier tokyoïte de Ginza, qui à l’époque n’est certainement pas encore le quartier dédié aux industries de la mode et du luxe qu’il est devenu à compter des années 80.

Le portrait est sensible, juste, attachant, sans apprêts ni effets scénaristiques superflus, et pourrait presque être un reportage « à chaud » sur ces nouvelles générations de femmes qui, dans le Japon de l’orée des années 70 en proie comme l’Occident aux poussées de fièvre émancipatrices et anti-patriarcales, doivent et souvent souhaitent apprendre à vivre sans dépendre des hommes. Le monde de la nuit, au passage, bénéficie également d’une exposition pertinente et bienvenue, Kamimura mettant en relief une juxtaposition des solitudes si habilement dépeinte que quelque chose nous suggère qu’elle est probablement saisie sur le motif.

Sensiblement différent dans son thème comme dans son mode de traitement, l’autre album de Kamimura récemment apparu dans l’actualité est un peu plus récent. Une femme de Shôwa a en effet initialement commencé à paraître dans une revue très éphémère publiée par les éditions Kôdansha, Apache, puisqu’elle n’a vécu que le temps d’un semestre, de fin juillet 77 jusqu’à fin janvier 1978. C’est d’ailleurs aussi cette brièveté qui explique que l’ouvrage, un one shot, soit d’un format nettement plus ramassé que les livraisons habituelles de Kamimura (un peu plus de 260 planches, à rapprocher par exemple des presque mille pages du Club des divorcés). Il est probable que cette histoire, manifestement écourtée par ses auteurs, eût connu un destin plus ample si la revue qui l’accueillait avait vécu au-delà de six mois.

Adossé à une ambition similaire à la majeure partie des œuvres relevant du gekiga, c’est-à-dire rendre compte sans concessions et sans artifices ni embellissements du Japon et de son histoire tels qu’ils sont, Une femme de Shôwa (l’ère Shôwa désignant les 64 années de règne de l’empereur Hirohito, jusqu’à sa mort en 1989) est en quelque sorte une histoire de survie. Celle de Shôko, une enfant devenue très tôt orpheline lors des bombardements américains de 1945 sur Tôkyô et le Japon, menacée d’innombrables dangers dans ce pays dévasté et de ce fait contrainte d’apprendre dans l’urgence comment vivre d’expédients de toutes natures. Les épreuves forgent à Shôko un mental d’acier et font d’elle, les années passant, une sorte de guerrière inflexible que rien ou presque ne paraît en mesure d’abattre, experte dans le maniement des armes blanches. Un profil qui a valeur d’exemple et de symbole, bien sûr. Les cas d’enfants rendus orphelins par le conflit dans le cours de la Seconde Guerre mondiale ont été innombrables au Japon (les données historiques évoquent 120.000 orphelins de guerre, dont 30.000 seraient devenus vagabonds) et le portrait de Shôko, dans toute sa dureté, veut témoigner des ravages qui ont affecté plusieurs générations d’enfants japonais.

L’argument est fort et l’interprétation la plupart du temps très convaincante sur le plan plastique, Kamimura excellant à dépeindre le jeu des émotions, si subtiles soient-elles, sur les visages et dans les attitudes de ses personnages. On n’en dira pas tout à fait autant de la narration, parfois un peu plombée par la répétitivité du motif (Shôko est persécutée / Shôko se venge) et une pesanteur appuyée dans certains dialogues. L’exercice n’est pas indigne, loin de là, mais dans le riche paysage de l’œuvre de Kazuo Kamimura, l’œuvre reste mineure.

Le Club des divorcés TI et 2, de Kazuo Kamimura (éditions Kana, collection Sensei, 512 pages tome 1, 496 pages tome 2, 18€ le volume)

Une Femme de Shôwa, de Kazuo Kamimura et Ikki Kajiwara (éditions Kana, collection Sensei, 262 pages, 15€)

Nicolas Finet

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