Mathieu et Gérard sont dans un bateau…

Naples, début mai 2014. Dans le décor imposant (historiquement un peu mussolinien, mais bluffant tout de même) du centre de congrès Mostra d’Oltremare, où vient de démarrer la nouvelle édition du festival de bande dessinée Napoli Comicon, Mathieu Sapin régale une poignée d’interlocuteurs complices, qui comme lui participent à la soirée de lancement de l’événement, du récit d’une récente aventure : un tournage télé épique en Azerbaïdjan, pour Arte, avec Gérard Depardieu. Mathieu, alors, est encore en pleine réalisation de son reportage en bande dessinée en immersion à l’Élysée, dans l’intimité professionnelle de l’équipe présidentielle de François Hollande (publié depuis chez Dargaud sous le titre Le Château). Mais cette équipée lui a donné l’idée de ce que pourrait être le récit suivant : une évocation en bande dessinée de Gérard Depardieu, au plus près de son quotidien, puisque l’acteur lui a donné accès au cercle de ses familiers.

Quatre ans après, l’album paraît – et c’est un régal. Point de départ : l’échappée partagée en Azerbaïdjan. Il s’agissait alors de suivre, à un siècle et demi de distance, le voyage effectué dans le Caucase par Alexandre Dumas (dont Depardieu est un grand amateur) alors flanqué du peintre Jean-Pierre Moynet, Mathieu Sapin tenant, pour la circonstance, le rôle de comparse artistique du grand homme.

Il y a du faire-valoir, bien sûr, dans cet appariement de circonstance, la caméra n’aimant rien tant que ce genre d’équipage hétéroclite (le colosse Depardieu tape les 140 kilos, tandis que le dessinateur, plutôt petit format, ne doit même pas atteindre la moitié). Mais Mathieu Sapin, pas dupe une seconde, sent qu’il y a là une opportunité à ne pas négliger. Fréquenter dans des circonstances privilégiées le personnage vivant le plus considérable du cinéma français, quand même… La suite lui donnera raison, puisque cette prise de contact inaugurale lui donnera ainsi accès, pour les cinq années qui suivent, à l’intimité de l’acteur dans la plupart de ses frasques plus ou moins publiques, plus ou moins privées : Depardieu et le cinéma, Depardieu et la politique, Depardieu et l’argent, Depardieu et la Russie, Depardieu et la nourriture, Depardieu et l’art, etc., etc.

 

Au fil des quelque cent cinquante planches que compte ce travail de longue haleine, je retrouve, partout, ce que je préfère chez Mathieu Sapin – que je tiens, depuis que je l’ai côtoyé moi aussi d’assez près pour l’avoir très brièvement édité voilà une dizaine d’années (le collectif Corée paru chez Casterman), pour l’un des auteurs les plus intelligents de la bande dessinée française : cette espèce de fausse candeur qui lui fait raconter des choses énormes ou hilarantes avec une apparence de naïveté. Un peu comme Bernard Pivot lorsqu’il interviewe Soljenitsyne : comme s’il n’y avait pas là, en soi, matière à s’esbaudir.

Ce faisant, Mathieu Sapin se met lui-même en scène, bien sûr, mais sans jamais pratiquer l’esquive non plus lorsque, un peu flagorneur ou un peu servile, il n’apparaît pas forcément à son avantage. « Dis, tu veux une volée ? », le tance Depardieu, grosse voix, après que le dessinateur a osé le reprendre, lors d’un repas dans un boui-boui, sur la manière de prononcer un mot en azéri. Ces moments-là sont irrésistibles, et il y en a beaucoup.

Au-delà de l’effet comique de ce genre de scène, assuré, Mathieu Sapin cherche à établir de son sujet un portrait juste – c’est-à-dire décrit à partir d’une multiplicité de points de vue. Depardieu est dépeint tour à tour comme un être capricieux, sensible, injuste, colérique, mufle, délicat, attentionné, emporté, généreux, péremptoire, hypermnésique, matois, parfois touchant quand il évoque ici et là son enfance malmenée, mais toujours humain et toujours énorme, dans tous les sens du terme. Les soufflements. Les éructations. Les phrases inachevées. Une tornade. Il faut qu’il se passe quelque chose autour de lui, n’importe quoi, n’importe où, toujours, tout le temps. Il ne tient plus en place quand il s’ennuie. Il dit : « D’ailleurs moi-même, des fois, je me fatigue. » Ou alors : « Ils vont sentir mon souffle sur leur nuque », à propos de journalistes de Libération après lesquels il s’est brièvement emporté. « Quel punk », commente à son sujet Emmanuelle Seigner sur le tournage du Divan de Staline.

À la richesse du portrait, le dessinateur ajoute l’acuité de l’observation, au sens littéraire du terme. Ce qu’il souligne par exemple à merveille, c’est l’intensité de la pression quotidienne vécue par une superstar. Depardieu n’est jamais seul, jamais tranquille, il y a toujours quelqu’un pour demander un selfie, demander deux minutes d’attention, demander quelque chose, un truc, un échange, un mot, un regard. C’est éreintant. Depardieu : « Ils veulent me voir, me parler, me prendre en photo comme un gros bouddha vivant. Un gros bouddha qu’ils peuvent toucher. » Le paradoxe étant, bien sûr, qu’il a aussi besoin de cette attention, de cette affection irrationnelle et éperdue. Dans une scène assez touchante, il évoque pour le dessinateur l’époque lointaine où il ne supportait pas de rester seul, au point qu’il lui fallait rentrer le soir ivre mort pour espérer pouvoir s’endormir. Une hyper sensibilité qui va de pair avec la détestation de sa propre image : « Putain, même en BD, je peux plus me voir », s’exclame-t-il en feuilletant le carnet de notes de Mathieu, qu’il survole parfois au détour d’une conversation.

 

Au fil de l’inspiration, on peut se balader dans le livre un peu au jugé, en liberté, sans forcément commencer par le début ou terminer par la fin, partout où nous emmènent ces anecdotes parfois invraisemblables mais toujours authentiques, au gré de ses goûts ou ses inclinations. Par exemple cette scène, ahurissante, où Gérard se fait fouetter avec des branches de sapin dans un sauna russe – comme il se doit dans un sauna russe, forcément, mais pour des Français, c’est tellement exotique. Je me suis arrêté pour ma part, c’était prévisible, à la courte scène (évoquée, pas dessinée) où Sylvia Kristel, nue sous son manteau de fourrure, vient rejoindre l’acteur à son hôtel pour lui poser sa chatte sur le visage (je cite Mathieu qui cite Gérard). Et comme Mathieu je ne peux que m’exclamer : « La vache ! »

Il y a encore, littéralement incroyables, ces scènes de bouffe récurrentes et pantagruéliques qui me ramènent notamment à La Grande bouffe (Marco Ferreri, 1973, un cinéaste avec qui l’acteur a tourné, et qu’il cite à deux reprises). Le rapport de Depardieu à la nourriture (pour lui servir une soupe, il n’est pas question de s’en tenir à une simple assiette : on lui apporte toute la soupière) pourrait d’ailleurs à lui seul fournir la matière d’un second livre.

Laissons à l’intéressé le mot de la fin, avec deux citations : « C’est un métier qui rend con. Ça tu peux le dire dans ton machin. » Et puis celle-ci, entre deux eaux comme souvent l’est le personnage : « Les meilleures émotions, c’est quand je n’existe plus. Quand mon enveloppe disparaît… »

Gérard – Cinq années dans les pattes de Depardieu, de Mathieu Sapin (Dargaud, 160 pages, 19,99€)

Nicolas Finet

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