New York, Flesh and Blood

Il y a un quart de siècle, au cours d’un voyage de plusieurs semaines dans les mers du Sud pour le compte d’un magazine de grands reportages, j’ai eu la chance, dans les îles Tonga, d’assister à une séance de tatouage traditionnel. Enfin, à une portion de séance, puisque celle-ci était par nature appelée à durer des jours et que ma visite, elle, ne s’étendait que sur quelques heures. La cabane du tatoueur m’avait impressionné par sa rusticité et son quasi-dénuement, comme m’avait marqué l’endurance stoïque du tatoué, plongé dans une brume de douleur qui avait tout de la transe.

Hormis la lecture de l’excellent essai de France Borel Le Vêtement incarné (Calmann-Lévy, 1992), je n’ai pas beaucoup tenté, depuis, d’approfondir la question du tatouage entrevue lors de ce voyage-là. Mais je me souviens avoir perçu alors, en observant le tatoueur poinçonner de son maillet de bois les griffes en râteau enfoncées dans le dos de son sujet, qu’il se nouait là, dans l’entrelacement intime de la peau, du geste martelé et de l’image en train de naitre à même la chair, quelque chose d’éminemment humain et de magique à la fois. Et je sais gré à François Boucq et Jerome Charyn de m’avoir permis de renouer, à travers New York Cannibals, avec ce que j’avais ressenti lors de ma rencontre initiale du tatouage.

Déployé sur quelque 150 planches, l’album est indirectement une suite à Little Tulip, que les deux hommes ont co-signé chez le même éditeur voilà exactement six ans. Mais en fait une fausse suite, qu’il est parfaitement possible d’aborder sans avoir lu la livraison précédente. Seuls les deux personnages principaux, Pavel et sa protégée Azami, font à vingt ans de distance le lien avec l’intrigue antérieure.

New York, donc. Devenue fliquesse de choc dans un commissariat de Washington Heights (le détail géographique a son importance, vu ce que ce quartier de l’extrême nord de Manhattan implique de misère crapoteuse à l’époque, 1990, où se déroule l’intrigue), Azami Tanaka partage son temps libre entre la salle de sport où elle soulève de la fonte (la scène introductive de l’album) et l’appartement plutôt miteux qu’elle partage dans un demi sous-sol avec Pavel, son père de cœur, et le studio de tatouage où il exerce. Entre l’une et l’autre, la jeune femme s’est peu à peu sculptée un physique spectaculaire et improbable d’haltérophile  ornée, à la limite de l’étrangeté et de l’indifférenciation sexuelle. Les attributs conventionnels de la féminité lui paraissent d’ailleurs d’autant moins destinés que l’abus des stéroïdes, la plaie du culturisme, lui ferme presque à coup sûr les portes d’une possible maternité.

C’est là qu’entre en scène le ressort central de l’histoire : un bébé abandonné trouvé dans une poubelle, probable rejeton de l’une ou l’autre des junkies du quartier, dont Tanaka décrète tout à trac qu’il sera désormais le sien. Mais évidemment on n’adopte pas comme ça, surtout dans un environnement délétère où une jeune vie sans défense peut s’avérer une promesse de gain. Le plan maman-poule d’Azami se met vite à dérailler tandis que ressurgissent, incarnée par une terrifiante chamane cannibale rescapée du goulag, les fantômes de Pavel du temps qu’il était un zek de la Kolyma, dernière frontière des camps soviétiques de travail forcé, dans l’Extrême-Orient russe.

Je ne vous spoilerai pas davantage l’intrigue de l’album – parce qu’au fond là n’est pas l’essentiel. Ce qui habite surtout cet album très maitrisé, c’est la rencontre de deux tempéraments – et voilà plus de trois décennies (La Femme du magicien et ce qui s’ensuivit) que ces deux-là ont appris à s’apprivoiser. D’un côté un dessinateur hors pair qui n’a sans doute jamais été aussi intensément physique, et qui sait nous rendre palpable à quel point, comme me l’a souvent dit un autre expert du sujet, Baru, « le dessin, c’est de la viande ». Et de l’autre le New Yorkais éternel, Charyn, toujours en avance d’une crise ou d’un dérèglement pour nous immerger au cœur brûlant de sa ville, là où palpitent la tripaille et la vie.

Et il n’est pas surprenant, bien sûr, que le romancier, dont le sens du réalisme s’est parfois installé en lisière du fantastique, se soit approprié avec autant d’allant la charge presque enchantée du tatouage (la magie, encore) telle que le dessinateur la lui a suggérée. Quelle que soit la latitude où ils évoluent, les humains ornés ont une vibration singulière. Une résonance. Dont l’essence, nous disent François Boucq et Jerome Charyn, est d’ordre chamanique. Leurs corps illustrés convoquent la dimension invisible du monde. Et, ce faisant, proclament la synthèse de la chair et de l’esprit – cet équilibre fondamental que l’Occident n’est jamais très bien parvenu à acclimater. Appelons ça l’âme.

 

De ma brève incursion dans les mers du Sud naguère, j’avais ramené cette histoire, qui me plaît toujours beaucoup : lorsqu’il leur arrivait avant l’ère moderne de secourir un naufragé en détresse sur l’une ou l’autre des côtes de leur île (l’actuelle Nouvelle-Zélande et ses environs), les Maoris s’empressaient de le tatouer, avant même de le faire boire ou de le nourrir. Parce que c’était à leurs yeux l’unique manière, férocement ritualisée, de le faire entrer dans le cercle des vrais humains – condition sine qua non de son sauvetage car à quoi eût-il servi, sinon, de secourir une créature qui ne relevait même pas de l’humanité ? Le tatouage comme pratique compassionnelle, au sens mystique du terme. Le travail de Boucq et Charyn tient de cet esprit-là.

 

New York Cannibals, de Boucq et Charyn (Le Lombard, collection Signé, 152 pages, 24,50€)

PS, puisqu’il a incidemment été question d’un séjour effectué naguère dans les mers du Sud : j’y reviendrai plus tard, cette fois à Samoa, sur la tombe et dans la dernière résidence de Robert-Louis Stevenson devenu musée, Vailima, lorsque je chroniquerai ici même l’album que Fabien Grolleau et Jérémie Royer sont en train de consacrer à celui que les Samoans de son époque avaient appelé Tusitala, « le raconteur d’histoires ».

Nicolas Finet

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