Nos filles, nos mères et nos compagnes

Aude Picault n’est pas une inconnue dans la désormais fameuse collection BD-Cul des Requins Marteaux (« La collection qui va vous rendre sourd de bonne heure », je n’invente rien, c’est en quatrième de couverture), qui franchit avec Déesse le cap des vingt titres parus. Elle en fut naguère la toute première contributrice (Comtesse en 2010, une fantaisie salace aux couleurs du XVIIIe siècle) et prolonge l’élan avec cette histoire empreinte de mythologie dont les premiers mots, « Jadis régnait la grande déesse… » nous annoncent sans ambages qu’il va falloir nous accrocher, hein…

Parce que voyez-vous, malgré ses « orgasmes océaniques » très attendus par les peuples humains qui lui rendaient grâce, cette grande déesse avait fini par se faire supplanter par le dieu guerrier d’un peuple concurrent, et aussi sec reléguer dans un rôle subalterne d’épouse soumise. Puis, comme si cela ne suffisait pas, les nouveaux patrons s’étaient empressés de la rendre responsable de tout ce qui marchait de traviole dans le monde (les maladies, les récoltes foireuses, tout ça – notez que c’est moi qui écrit « foireuses », pour mieux vous faire saisir l’idée, parce qu’à l’époque antédiluvienne dont on parle, « foirer » n’était pas encore tellement en usage), pour mieux la ravaler au rang de créature démoniaque.

Voyez le topo ? Un principe femelle plutôt sympathique, et puis un principe mâle surgi d’on ne sait où qui va s’ingénier à lui pourrir la vie. Je suis sûr que ça vous évoque déjà un peu quelque chose, hmmm ? Le pire, c’est que ça ne va pas s’arranger après, quand l’autrice enchaîne sur l’histoire de la création. L’homme, Adam, « roi de la création », ne veut pas être en-dessous lorsqu’il baise avec Lilith, le principe femelle. Il veut « contrôler », voilà ce qu’il veut. Et il veut aussi qu’elle se « soumette », re-voilà ce qu’il veut, le principe mâle.

Evidemment, ça chauffe. Lilith n’est pas tellement du genre à s’en laisser conter, Dieu s’en mêle, exile Lilith la rebelle et offre à Adam, on connaît l’histoire, une nouvelle compagne. Elle s’appelle Eve et elle est censée être davantage soumise. Elle l’est, d’ailleurs, trop heureuse qu’Adam lui montre ce qui est bon pour elle. Mais à l’usage elle trouve ça tellement bon qu’Adam, mais quelle grosse burnasse celui-là, finit par s’en offusquer, tant il l’estime « impudique ». Elle en vient même, quel culot, à s’enfiler d’elle-même des fruits oblongs dans le fondement pour mieux diversifier son plaisir.

Alors ça re-chauffe. Adam et les hommes se crispent encore plus, refoulant dans les profondeurs de l’interdit tout ce qui, en matière de comportement sexuel, sort un peu de la banalité ordinaire. Une partie de l’histoire qu’hélas on connaît très bien. Malgré tout, même en exil loin des hommes et des femmes, Lilith n’a pas baissé les bras : avec Samaël l’ange déchu, elle continue à imaginer d’autres manières sympathiques de s’envoyer en l’air et de tenter les humains, ces bonnets de nuit.

Et voilà comment, croyez-le ou pas, Déesse se termine malgré tout sur une touche optimiste. Même si les efforts des siècles des siècles de patriarcat sont tous allés dans le même sens (je cite Aude Picault, qui à cet endroit de l’histoire dessine une statue de la Vierge – la Vierge, pauvres de nous : « (…) à la place d’une déesse mère, notre panthéon moderne n’a plus qu’un ersatz, frigide et mutique, à nous proposer (…) »), Lilith est toujours là, à l’intérieur de chacune de nos filles, de nos mères et de nos compagnes, et ne manque jamais une occasion de laisser se déchaîner ses pulsions de vie.

Chouette.

 

Autant dire qu’il ne vous reste plus qu’à vous précipiter sur Déesse, qui plus est interprété dans un style graphique d’une belle tenue. Limpide, fluide, plaisant, bref, impeccable. La dernière édition du festival Quai des bulles de Saint-Malo ne s’y est d’ailleurs pas trompée, qui en octobre dernier attribuait à Aude Picault et à Déesse son prix Coup de cœur.

On y ajoutera, s’il fallait achever de se convaincre, l’éditing toujours délicat de la collection, tout en nuances affriolantes, qui annonce par exemple en quatrième de couverture, pour résumer l’apport à la bande dessinée de la vingtaine de titres parus sous le label BD-Cul : « Plus de 7000 heures de branlette ». Grosse classe, non ?

Déesse, de Aude Picault (BD-Cul, Les Requins Marteaux, 128 pages, 14€)

Nicolas Finet

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