Song contre Yuan : la bataille de Yashan

Quelle est la bonne distance pour raconter une guerre en bande dessinée ? Se concentrer sur la géopolitique, la stratégie, les enjeux ? Ou modifier la focale pour être au plus près des combattants eux-mêmes ? Le dessinateur Bo Lu, en se saisissant d’un épisode militaire célèbre de l’histoire de son pays d’origine (chinois de naissance, il réside aujourd’hui en Suède), la bataille de Yashan qui au XIIIe siècle opposa la dynastie des Song du sud, tenants d’une civilisation chinoise supposée raffinée, aux envahisseurs de la dynastie Yuan héritière des « barbares » mongols arrivés des plaines du nord, privilégie la seconde option. On saigne beaucoup au fil des 260 et quelques planches de cet album très charnel ; on transperce, on égorge, on décapite, on étripe, on massacre. En plus court : carnage à tous les étages.

La bataille de Yashan, du nom d’une île chinoise du littoral sud, parfois appelée bataille de Yamen ou bataille du mont Ya, a pour cadre la Chine méridionale du delta de la rivière des Perles, dans l’actuelle province du Guangdong à hauteur de la ville moderne de Jiangmen. L’actuelle Guangzhou (Canton) est à cent kilomètres à peine. La bataille a marqué les esprits de son temps par l’ampleur exceptionnelle de cet engagement naval hors norme (plus de 1000 bateaux impliqués, des dizaines de milliers de morts), mais aussi et peut-être surtout par son issue militaire imprévisible : quoique engagés à un contre dix, les navires et les troupes Yuan ont si efficacement manœuvré, et mis en œuvre une supériorité tactique si manifeste qu’ils ont mis en déroute leurs adversaires, pourtant considérablement plus nombreux.

Les conséquences politiques n’en seront pas moins importantes : la victoire du camp Yuan à l’issue de cet épisode militaire décisif consacre en effet la chute définitive de la dynastie Song, déjà largement affaiblie au cours des années précédentes. Lui succèdera la dynastie Yuan initiée par le souverain d’origine mongole Kubilai Khan (petit-fils de Gengis Khan), celui-là même que rencontrera Marco Polo. Aux yeux de certains historiens chinois, radicaux dans leur lecture de l’événement, ce moment de l’Histoire scelle en réalité la fin de la Chine, définitivement ( ?) défaite par les envahisseurs extérieurs (en effet, seuls les Ming reprendront brièvement le flambeau, avant d’être à leur tour supplantés par les Qing, encore des “étrangers”, Mandchous cette fois).

Sans en faire le cœur de son projet, Bo Lu ne néglige pas cet aspect des choses, en replaçant les péripéties du combat dans une perspective politique. Sa postface laisse transparaître son peu de sympathie pour le camp Yuan, trop prompt à s’abandonner « au sabre et au couteau », quant les authentiques bâtisseurs de civilisations (les Han, les Tang, notamment) lui semblent de loin les plus dignes de respect. Et de là à suggérer que le présent de la Chine actuelle, vu comme un processus de reconstruction, ne serait finalement qu’un effort légitime pour corriger les errances de la folie destructrice qu’a connu le pays voilà une cinquantaine d’années…

En ce sens, le travail de Bo Lu, même expatrié, est assez caractéristique de la démarche de bon nombre des auteurs chinois d’aujourd’hui – je veux dire par là chinois « de l’intérieur » et pas des périphéries notoirement moins contraintes du monde chinois, comme Taiwan, Singapour ou Hong-Kong –, si peu à l’aise et on les comprend avec les défis potentiellement dangereux pour eux du statut d’auteur que le traitement de l’Histoire, terrain de jeu moins risqué, leur offre un échappatoire commode pour tenter quand même – sans jeu de mots, par la bande – de laisser filtrer un peu de leur expression vraiment personnelle. Restent des images magnifiques en forme de morceaux de bravoure, à l’instar de l’une des scènes finales du livre, qui scelle militairement et politiquement l’issue de la bataille : depuis les hauteurs du vaisseau amiral de la flotte Song, conscient que tout est perdu, le premier Ministre Lu Xiufu se suicide en se jetant dans le vide, en serrant contre lui le corps d’un enfant terrifié qu’il emporte dans la mort : le dernier empereur Song, Song Bing, huit ans.

 

La Bataille de Yashan 1279, de Bo Lu (Urban China, 288 pages, 19,95€)

Nicolas Finet

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