Spirou toujours

Voilà un parcours d’auteur d’une remarquable cohérence. Relativement peu de livres au regard de sa durée (une quinzaine de titres, non compris les albums jeunesse, pour une bonne trentaine d’années d’activité), mais depuis toujours une attention particulièrement soutenue aux histoires traitées, qui toutes s’efforcent de mettre en musique l’intention « tous publics », au meilleur sens du terme, qui sans aucun doute possible fût constamment à l’esprit des maîtres franco-belges dont Émile Bravo est aujourd’hui l’un des héritiers les plus manifestes. La « reprise » des aventures de Spirou – terme au fond assez mal venu, tant il est flagrant qu’il s’agit essentiellement d’une réinvention –, personnage increvable dont on aurait pourtant pu penser qu’il n’allait pas forcément durer (à quelle postérité pouvait donc prétendre un héros aussi daté qu’un groom ?!), incarnant en l’espèce le meilleur de la démonstration : une manière à la fois respectueuse, intelligente et sans prétention de dépasser son modèle, sans jamais perdre de vue ce qui constitue vraisemblablement la clé et la réussite de toute l’entreprise – le souci de parler simplement à tous, à commencer par l’enfant qui demeure en chacun de nous. Résultat des courses, Le Journal d’un ingénu, premier volet du « Spirou de Bravo » paru voilà exactement dix ans, fut à juste titre l’un des albums les plus remarqués (et les plus primés) du monde de la bande dessinée d’alors, préparant sans trop l’annoncer celui qui nous arrive aujourd’hui, que son auteur et son éditeur nous présentent sans ambages comme la première pierre d’une tétralogie. Rien que ça. Horizon annoncé : septembre 2019 pour le chapitre 2, puis 2020, respectivement en avril et novembre, pour les chapitres 3 et 4.

 

Rappelons pour mémoire ce que fut la belle intuition du Journal d’un ingénu, première matérialisation du projet d’Émile Bravo : réinstaller Spirou et les personnages de son univers dans une chronologie historique singulière, mais familière à tous et naturellement porteuse de ressorts dramatiques, celle des prémisses de la Seconde Guerre mondiale. Autrement dit aux origines mêmes de la création du personnage, dont l’histoire de la bande dessinée nous dit qu’il fut conçu en avril 1938.

Soit la Belgique à l’été 1939, donc, pour une interprétation très personnelle, sur l’air de « Bruxelles, nid d’espions », de la dramaturgie de la série initialement instaurée par Rob-Vel et son éditeur Jean Dupuis, puis développée par Jijé, Franquin et consorts. La fin du Journal d’un ingénu figeait (très provisoirement) le récit sur ce moment fragile et suspendu : la Belgique et ses habitants saisis par l’inquiétude et la menace, au seuil de la guerre.

C’est là, en janvier 1940, que Bravo reprend le fil de son intrigue dans L’Espoir malgré tout. À Bruxelles, une paix très hypothétique est encore de mise, mais chacun pressent que ce n’est plus pour longtemps. En mai, l’offensive allemande se déclenche. Cataclysme. La focale, pourtant, reste à hauteur d’homme. Ou plutôt de (très) jeune homme. Spirou vit l’enchaînement de ces événements dramatiques avec une conscience affutée de ce qui est en jeu, mais aussi le regard braqué sur les problématiques propres à son âge : l’attirance pour sa « fiancée » Kassandra et l’éveil à l’amour, sa relation avec l’imprévisible Fantasio, son engagement dans les valeurs du scoutisme, etc.

C’est là qu’Émile Bravo, tout en prenant grand soin de s’inscrire dans l’Histoire, la grande, est le plus en cohérence avec ce qui est probablement toujours resté son sujet majeur : relater le passage de l’enfance à l’âge adulte, tout en subtilité, en nuance. Une thématique qui parcourt la majeure partie de ses livres et que dépeint brillamment, avec précision mais sans pathos, ce nouveau chapitre des aventures du « vrai » Spirou. On y ajoutera le souci constant d’écrire juste – j’ai toujours entendu Émile Bravo défendre avec conviction et de vrais arguments l’idée que la bande dessinée est une écriture en soi, voir pour l’exemple les pages 18 ou 47, qui parmi d’autres pourraient haut la main servir de support à une présentation de ce qu’est la narration en bande dessinée – et le sens manifeste des personnages ; ainsi de Fantasio, à mi-chemin du nigaud illuminé et de l’andouille-tête-à-claque, qui contrebalance par sa dimension burlesque l’angoisse sourde qui imprègne tout l’épisode.

La contribution de l’éditeur – une publication soignée dans un grand format confortable (ce qui explique d’ailleurs que le nom de la maison d’édition soit ici caviardé dans la reproduction de la couverture que je propose, désolé pour ce petit manquement, mais ce sont les limites d’un scan de bureau en format A4…), qui rend efficacement justice aux choix graphiques de Bravo, la plupart du temps en quatre strips – achève de boucler la pertinence de l’ensemble. Aucun doute, on sera bien au rendez-vous du prochain épisode.

 

Spirou – L’espoir malgré tout, première partie, d’Émile Bravo (Dupuis, 88 pages, 16,50€)

Nicolas Finet

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