Terrassé à Danang (1992)

Le Puéril Jaune est un petit livre que j’ai édité à compte d’auteur à 500 exemplaires à la toute fin de l’année 2005, afin de partager avec amis, confrères et connaissances une série de petites histoires authentiques vécues au fil de mes voyages en Asie et au cours desquelles, dans la plupart des cas, je suis ridicule ou à côté de la plaque. D’où le sous-titre : Carnets d’un blanc-bec en Extrême-Orient. Je me suis également servi de ce petit volume comme carte de vœux de fin d’année. Voici les quelques lignes qui servaient de préambule à l’ensemble lors de sa publication initiale :

Je voyage assidûment en Asie orientale depuis deux bonnes décennies. Je suis plus ou moins de là-bas, je crois. Du coup, j’ai (souvent) la faiblesse de m’y sentir (un peu) chez moi. Des rives chinoises de l’Amour jusqu’à l’équateur balinais, de la grande plaine birmane aux contreforts du Mont Fuji, j’y ai vécu toutes sortes d’histoires, tour à tour drôles, bizarres, ridicules, émouvantes, quelques-unes même quasiment exceptionnelles. En voici quelques échos. Ceux qui me comprennent savent de quoi je parle.

J’espère que vous prendrez autant de plaisir à les lire que j’en ai ressenti à les écrire •

 

C’était une belle journée à Danang, Vietnam, et j’étais drôlement content.

Cela faisait dix jours que je vivais dans un film.

Julie, ma blonde peroxydée, était là, bien sûr. Et Jérôme, notre ami chanteur débarqué à Hô Chi Minh Ville quelques jours avant notre arrivée, était même venu nous attendre à l’aéroport.

Mais surtout, il y avait le reste, tout le reste : les bols de phó engloutis au ras du bitume, le colonel Kurtz et Martin Sheen, des bribes de Duras dans le quartier de Cholon, l’oncle Hô, les jeunes filles en ao dai, les photos de Robert Capa, la rue Catinat, la musique des Doors dans Apocalypse Now, l’ambassade américaine de Saigon à l’abandon… Il n’aurait sans doute pas fallu me pousser beaucoup pour m’entendre assurer, la main sur le cœur, y avoir capté les derniers échos des hélicoptères Huey évacuant leurs ultimes réfugiés.

Peut-être même qu’on aurait pu dénicher, dans un coin de ce Vietnam que je découvrais ébloui, Guy Hébert.

Guy Hébert : l’un des copains de classe de mon enfance, avec qui j’avais l’habitude de “jouer à la Guerre du Vietnam” dans la cour de l’école pendant qu’elle se déroulait pour de vrai, de l’autre côté du monde.

Hébert, qui tirait sacrément vite avec sa mitrailleuse imaginaire à coups de “ta-ta-ta-ta-ta” en rafales serrées, choisissait toujours d’être les Américains. Je tirais beaucoup moins rapidement et mes armes étaient moins puissantes, mais j’étais bien plus fort en camouflage de jungle, puisque je décidais systématiquement d’incarner les Vietnamiens. Sûrement ce qu’on appelle un tropisme.

Arrivant d’un séjour court mais enchanteur à Nha Trang, nous avions décidé d’une halte de quarante-huit heures à Danang, avant de poursuivre notre route vers le nord, en passant par le Col des Nuages.

La ville portuaire de Danang, un bon demi-million d’habitants, située à peu près au centre géographique du pays, était l’un des sites importants de son histoire récente. C’était là, début mars 1965, qu’avaient débarqué les trois mille cinq cent Marines du premier corps expéditionnaire militaire américain, marquant le véritable début de l’engagement armé des Etats-Unis dans cette guerre-clé du XXe siècle finissant.

Avec Jérôme et Julie, nous parcourions Danang au fil de l’inspiration, sans horaires ni but précis. Après tout, nous étions tous les trois en vacances, non ? C’est là, au détour d’un marché, que nous avions rencontré Charlie. Charlie, à qui l’on pouvait donner une petite quarantaine, peut-être un peu plus, était un ancien fantassin des armées du Sud dont la jambe, vers la fin de la guerre, avait malencontreusement ripé sur une mine antipersonnel.

Il boitait bas le long des avenues de la ville, pendant ses longues heures de désœuvrement. Mais lorsqu’il troquait sa béquille pour une queue de billard, dans l’un de ces innombrables bars de fortune où proliféraient les tables de feutre vert, il était diabolique. Je recommande les maisons de billard vietnamien les après-midi où s’abattent les pluies de mousson, lorsque le déluge fait résonner les toitures de tôle comme des tambours de guerre ; avec une bouteille bien fraîche de 333 (la bière locale, prononcez ba ba ba) calée au creux de la paume, c’est discrètement narcotique, et souverain contre presque tout.

Charlie, qui vivait (chichement) de la compassion qu’il parvenait à inspirer à des gens comme nous, s’était mis dès notre rencontre à nous accompagner presque partout lors de nos déplacements à Danang. Son broken english n’était finalement pas beaucoup plus broken que le nôtre, il racontait des histoires intéressantes, et nous avions d’emblée accepté cet arrangement tacite qui nous conduirait un peu plus tard, au moment du départ, à rétribuer le temps passé en sa compagnie, ainsi que les conseils, sourires et commentaires divers qui allaient avec.

Oui, c’était une belle journée à Danang, Vietnam, et je me sentais vraiment content. Ce jour-là, le lendemain de notre arrivée donc, nous avions fait notre seconde rencontre, celle de Philippe. Comme nous, Philippe était touriste et français, mais voyageait seul. Bonne tête, bon esprit, bon feeling : le courant était suffisamment passé pour qu’on se propose mutuellement de passer le dîner ensemble, dans un petit restaurant bien tenu déniché par l’indispensable Charlie.

C’était là que Philippe, relançant la conversation quelque part entre le bo bun et le dessert, avait finalement lâché à mon intention, gentiment mais avec un haussement de sourcil un peu interloqué :

“Toi, tu es quand même gonflé.”

Au mouvement de tête que Philippe avait poussé dans ma direction, Charlie avait rigolé. Typiquement une démonstration concrète de ce que certains habitués de l’Extrême-Orient appellent “les douze formes du rire asiatique”. Aucune de ces formes, aucun de ces rires n’est semblable aux autres, si ce n’est que peu d’entre eux véhiculent réellement la satisfaction, la joie ou le plaisir. Ils servent à exprimer autre chose.

Ce que venait d’exprimer Charlie, c’était la gêne.

Je devais avoir eu, quant à moi, une mimique d’incompréhension.

“Gonflé ? ?”

Philippe avait juste ajouté :

“Ben… ton T-shirt…”

J’avais baissé les yeux sans comprendre vers mon T-shirt, toujours interdit. Et là, le ciel m’était tombé sur la tête.

À Paris, quelques heures avant de prendre l’avion pour Hô Chi Minh Ville, j’avais, vite fait, fourré dans mon sac de voyage une poignée de chemises et de T-shirts. Dont pas mal de T-shirts promotionnels offerts par les maisons de disques avec lesquelles, à cette époque, j’étais en relations professionnelles suivies.

C’était l’un de ceux-là que je portais ce soir-là — après l’avoir déjà arboré plusieurs fois depuis notre arrivée au Vietnam.

Sur le tissu blanc du T-shirt s’étalait, en gros, le nom d’un groupe américain qui avait été un peu à la mode au tournant des années 80, avant de réussir son come-back une petite décennie plus tard. Lorsqu’on prononçait à haute voix le nom du groupe, on disait, nous Français, “les bififtitouzes”.

Mais lorsqu’on l’écrivait, ça donnait “The B-52’s”.

B-52.

Je vous laisse méditer deux secondes le sens et la portée de ce nom-là. Au Vietnam.

J’ai regardé Julie, j’ai dévisagé Jérôme. Aussi stupéfaits que moi. C’était énorme. L’histoire de La lettre volée d’Edgar Allan Poe, exactement : tellement visible, tellement en évidence, tellement gros qu’aucun de nous trois n’avait su voir ce qui crevait les yeux, justement.

À plusieurs reprises, j’avais passé des heures et des heures dans les rues de grandes villes vietnamiennes à parader avec l’inscription “The B-52’s” complaisamment étalée sur la poitrine, et personne ne m’avait giflé, personne ne m’avait frappé. Un miracle.

J’aurais pu aussi bien m’accrocher sur le front une enseigne mentionnant “Imbécile” en grandes lettres lumineuses clignotantes.

Pauvre buse, pauvre cloche.

Pauvre con.

Mortifié, humilié, je me suis rué sur les toilettes du restaurant, pour y ôter mon T-shirt séance tenante et le ré-enfiler à l’envers. Qu’au moins personne d’autre ne puisse être témoin de mon flagrant délit de stupidité. C’était bien assez cuisant comme ça.

Je suis finalement retourné en salle — blanc, rouge, vert je ne sais plus bien. Julie et Jérôme avaient déjà commencé à se gondoler, se gaussant déjà de cet épisode qui allait vite devenir, pour tous mes proches, l’un des classiques (parfaitement mérité) du rire à mes dépens.

Je bénis encore les Vietnamiens et les Vietnamiennes qui m’ont alors croisé chez eux au cours de ces journées-là, s’abstenant de réagir au pathétique spectacle de ce navrant idiot avec son #@&∑ØßΩ¥◊∆#!! de T-shirt “The B-52’s” ; je leur sais gré de leur gentillesse, de leur patience, de leur esprit de tolérance.

Quant à ce Philippe, permettez-moi de vous dire que je le retiens.

Nicolas Finet

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