Une malédiction japonaise

Shinano-gawa. Mortelle rivière. C’est peu de dire que ce grand cours d’eau japonais, qui se jette dans la mer du Japon à la hauteur de Niigata, a mauvaise réputation. Depuis des lustres, dans les régions déshéritées qu’il dessert, on le surnomme la rivière des enfants abandonnés, parce que c’est à ses eaux noires qu’on se résout à donner les nouveaux nés dont on sait, dès leur arrivée au monde, qu’on ne trouvera pas à les nourrir. Autant dire que naître dans le bassin de la Shinano, c’est se préparer une vie d’épreuves… Est-ce ce triste et lourd héritage qui explique le destin contrarié de Yukié Takano, la troublante beauté dont Kazuo Kamimura (dessin) et Hideo Okazaki (scénario) racontent l’histoire dans cette remarquable intégrale ?

Dès ses toutes jeunes années au début de l’ère Showa (l’orée des années trente), sans même qu’elle s’en rende compte, son regard renversant fait dans l’instant chavirer les jeunes gens. Tel le jeune Tatsukichi Asada, seize ans, entré comme domestique au service de la famille Takano, pétrifié par le spectacle incomparable des yeux de Yukié. Il sera son premier amour, qu’elle convaincra d’« aller à deux sous un même parapluie ».

Mais Yukié, dont les élans amoureux sont toujours d’une grande sincérité, a néanmoins un lourd karma. Son père, travaillé par d’intenses pulsions homosexuelles, est persuadé que Yukié est la fille adultérine de sa mère, Ayako, et de l’amant de celle-ci, Yoshisuké. Des crises de folie l’accablent, qui s’exprimeront dans la violence quelque temps plus tard : le père de Yukié assassine son jeune amant et met le feu au domaine Takano.

Elle-même violentée, à l’âge de dix-sept ans, par ce père saisi de démence, Yukié part à la recherche de sa mère enfuie, sur une île retirée. Pour bien vite découvrir que du côté maternel le destin ne s’est guère montré plus prodigue : pour survivre, sa mère vend son corps, brisée, sans espoir… Elle finira par se suicider après avoir, elle aussi, assassiné son conjoint du moment.

Marquée par cette ascendance presque maudite, la toujours séduisante Yukié réussit néanmoins à s’investir dans un amour sincère aux côtés de l’un de ses enseignants, le très jeune Yusuke Okishima. Leur relation sans tabous témoigne d’une liberté de mœurs vite perçue comme scandaleuse pour l’époque. Mais une fois encore, est-ce l’empreinte de la Shinano-gawa, la conjonction des événements dessert les projets de la jeune fille. Okishima est écarté et Yukié chassée du domaine familial, sera même vendue et violée encore, pour finalement devenir mère à son tour, en 1934 – mais dans quel état…

Tout au long des 700 et quelques pages de cette intégrale impétueuse et impeccable (exception faite de la très dispensable préface, vraiment pas au niveau), le ton est tour à tour intensément charnel, sombre et désespéré, avec des accents de violence qui se retrouvent constamment dans les saisons telles que les dépeint Kamimura. Tempêtes, blizzard, inondations, mer démontée, ciels chargés… Les éléments se convulsent, saisis par la folie qui suinte des passions humaines. Kamimura est à son meilleur dans cette peinture d’une nature dure et démesurée, comme il le fera à la même époque (la parution du Fleuve Shinano en librairie date de 1973) dans Lady Snowblood scénarisé par Kazuo Koike. Il plane comme une malédiction sur les vingt-quatre chapitres de cette romance story, comme on appelait alors ce genre d’histoire. Saisissant de bout en bout.

 

Le Fleuve Shinano, de Kazuo Kamimura et Hideo Okazaki (Éditions Kana, collection Seinen, intégrale, traduction Jacques Lalloz, 720 pages, 18€)

Nicolas Finet

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