Elle est l’une des signatures singulières de la bande dessinée française, souvent radicale et pourtant accessible ; déroutante, mais toujours lisible. Et tant pis si sa lecture peut parfois susciter un certain malaise : c’est voulu.
Malaise il y aura, c’est sûr, chez toutes celles et ceux qui ouvriront Carnage. Il y est question de chair. De sexe. Mais pas tellement d’une chair enjouée ou épanouie. Plutôt d’une chair mécanique, répétitive, triste – jamais très loin de la violence, celle qu’on (vous, moi, les autres, tout le monde) fait subir au corps des femmes. C’est le sens du titre, bien sûr : ici, il faut entendre et lire « carnage » dans le même sens que « carné ». La viande, et rien d’autre. La fiche étymologique du mot « carnage » sur Wikipédia signale qu’il est issu du latin carnaticum, soit l’« abattage des animaux ». On ne saurait mieux dire.
Dans sa courte introduction aux quatre histoires courtes qui composent Carnage, Florence Dupré la Tour raconte qu’elles lui ont été inspirées par, je cite, « le monde de la vidéo pornographique ». Elle y fait part de l’angoisse, intense, ressentie à la fréquentation de ces images. Louable effort de transparence. Et en effet, il n’est pas difficile de se figurer ce que ce monde en lisière du nôtre, à la fois sur- et sous-représenté dans notre imagerie commune et partagée, peut susciter de vertige, avec tout ce que cela peut comporter de perte de repères, de sentiment de déréalisation.
Les quatre histoires du livre, traitées chacune dans un registre plastique et chromatique particulier, mettent en scène avec brio – et quelle que puisse être la sensation d’inconfort que cela procure – cette impression tenace d’irréalité, pratiquement sans aucun texte, aucun dialogue. Tout à la fin de la troisième histoire, « Notre père », un personnage de petite fille dit, en se parlant à elle-même : « Parviendrai-je jamais à oublier tout ça ??? ». Nous, on connaît un peu la réponse. C’est brut, brusque, brutal, parfois à la limite de l’étouffant – mais c’est le but, bien entendu. Il n’y a pas beaucoup plus à en dire. Regarder, regarder encore, puisque le regard, pour ne pas dire le voyeurisme, est aussi partie intégrante de la démonstration. Après, évidemment, pour retrouver le sens et le goût du sexe joyeux…
En jetant distraitement un œil sur le Net pour préparer cette note de lecture, je suis tombé sur la notice bibliographique du livre, publié par la Bibliothèque nationale de France. Un texte technique et lapidaire, où nous y est rappelé non seulement que l’éditeur de Carnage s’appelle Mauvaise Foi, mais que la commune du département de la Loire où est installé l’imprimeur s’appelle Saint-Just-la-Pendue. Ça crée comme un climat, non ? En tout cas vous voilà prévenu(es) : comme disait quelqu’un, vous qui entrez ici, etc.
Carnage, de Florence Dupré la Tour (Mauvaise Foi Éditions, 104 pages, 20€)