D’emblée, on se sent chez soi dans Le Coup de Prague. Bien, détendu, à l’aise. Est-ce la fluidité narrative du récit de Jean-Luc Fromental ? La chaleur et la profondeur charnelle des teintes sépia privilégiées par Miles Hyman ? À mon sens, la connivence avec les lecteurs qu’établissent d’emblée les deux auteurs de cette histoire d’espionnage légèrement improbable tient aussi beaucoup au territoire symbolique qu’ensemble ils ont circonscrit comme lieu d’élection de leur intrigue. Le cinéma, la littérature, l’illustration, parfois même la bande dessinée, ont si abondamment parcouru cette séquence temporelle et cette géographie singulières – disons, pour délimiter le propos, les années de l’immédiate après-guerre et des débuts de la guerre froide dans la Mitteleuropa en ruines – qu’elles ont fini par constituer une sorte de substrat historique et esthétique qu’il nous est immédiatement loisible d’assimiler, sans le moindre effort conscient.
De littérature et de cinéma, il en est d’ailleurs immédiatement question, puisque le héros de cette histoire s’inscrit d’emblée dans l’une et l’autre de ces activités artistiques. Le britannique Graham Greene, écrivain à succès de son état, débarque en février 1948 dans la capitale autrichienne dévastée, Vienne, pour y travailler sur le scénario d’un film à naître : Le Troisième homme, futur classique qui verra le jour l’année suivante sous la direction de Carol Reed.
L’épisode est historiquement avéré, mais c’est à partir de ses zones d’ombre, bien sûr, que Fromental a déployé les fils de son intrigue. Greene n’avait-il vraiment que son projet de scénario en tête lorsqu’il s’est rendu dans la ville déchue et démembrée (quatre secteurs respectivement anglais, américain, russe et français, comme à Berlin), sachant ce que l’on sait de ses états de service antérieurs au sein des services secrets britanniques durant les années de guerre ? N’y avait-t-il pas une mission clandestine enchâssée dans ce qui n’était officiellement qu’un voyage de repérage et d’inspiration cinématographiques ? Et pourquoi l’écrivain, son séjour viennois achevé, a-t-il sur le chemin du retour en Angleterre ressenti le besoin de faire un détour par Prague précisément au moment où la Tchécoslovaquie, en proie à de vives tensions politiques internes, était sur le point de céder à l’emprise soviétique ?
La réponse à ces questions, qu’on ne « spoilera » pas, fait la matière même du suspense concocté par Fromental, mais peut-être au fond n’est-ce pas absolument l’essentiel. Que je vois bien davantage, lecture faite, du côté du traitement des atmosphères et des ambiances, qui infusent doucement tout au long du récit. Une sorte d’imprégnation lente de ce qui faisait la substance de ces années-là, tout en tensions, entre inquiétude et urgence, désillusion et appétit de vivre. La représentation des corps et des attitudes corporelles, en particulier, exprime très justement ces états d’esprit, et d’autant plus efficacement qu’elle se passe du concours des mots.
Le traitement graphique de Miles Hyman, expert de ces tessitures particulières, entre pour beaucoup dans cette incontestable réussite esthétique. Mais les dialogues y concourent également à leur manière, en trouvant d’instinct la bonne distance, le ton juste, en écho aux meilleurs livres et films consacrés à cette période. Une partition ciselée pour une interprétation irréprochable.
Le Coup de Prague, de Miles Hyman et Jean-Luc Fromental (Dupuis, collection Aire Libre, 108 pages, 18€)