San Mao, une histoire chinoise

• J’ai créé le texte qui suit à l’occasion de la première édition française des strips de San Mao en janvier 2014, dont il constituait la préface. Cette introduction au personnage créé par Zhang Leping est reprise ici dans son intégralité, avec l’aimable autorisation des Éditions Fei •

 

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Dans l’imaginaire courant du lecteur de bande dessinée d’Europe continentale, l’archétype du jeune orphelin chinois des années 30 s’appelle Tchang. Il apparaît pour la première fois dans un album en 1936, à la page 87 de la première édition de la cinquième aventure de Tintin, Le Lotus bleu. Détaillons : un petit gabarit d’apparence fluette et une complexion chétive auxquels, d’instinct, on est tenté d’accoler une biographie à la Dickens. Pauvre, violente, souffrante. Sauvé in extremis de la noyade par Tintin lors d’une crue du Yangzi, le garçon lui avouera d’ailleurs aussitôt son dénuement : ses parents prématurément disparus, ses grands-parents massacrés par des Occidentaux, il est seul au monde et n’a nulle part où aller.

Ce n’était pas mal vu de la part d’Hergé. Nourri de sources solides et largement au fait de l’actualité de son temps lorsqu’il conçoit Le Lotus bleu dans la première moitié des années trente, le créateur de Tintin, au fil des aventures extrême-orientales de son héros, expose sans fard une image assez juste de la Chine d’alors. Un pays ravagé par les exactions de toutes sortes, un État déliquescent soumis aux exigences des puissances occidentales, une situation de guerre larvée avec le Japon militariste installé en Mandchourie et surtout un paysage social tragique. Violences, dénuement, souffrances, injustices : la misère, noire, est le lot commun de l’immense majorité du peuple chinois, y compris dans les plus grandes villes.  

Ce qu’ignorait Hergé, c’est qu’au moment précis où il donnait naissance à son personnage de jeune orphelin chinois, un autre auteur de bande dessinée faisait de même exactement, et avec un arrière-plan rigoureusement identique – mais en Chine, à Shanghai. Les similitudes sont frappantes, tant en ce qui concerne la concordance de temps (la prépublication du Lotus bleu d’Hergé dans les pages du Petit Vingtième s’étend d’août 1934 à octobre 1935, tandis que la première sortie publique du personnage de Zhang Leping date de fin juillet 1935) que la nature du regard. Deux observateurs dépeignent un lieu donné de leur époque dans un registre d’inspiration voisine, deux créateurs en empathie avec le monde de l’enfance l’incarnent avec des outils presque semblables.

Tchang, au fond, aurait fort bien pu s’appeler San Mao.

On ne connaît pas l’âge exact du personnage. Autour d’une dizaine d’années, probablement. San Mao pourrait être, au hasard ou presque, l’un de ces gamins en guenilles qui pullulent à l’arrière plan des dessins du Lotus bleu comme dans n’importe quelle ville chinoise de l’époque. Ce loqueteux misérable, orphelin, est un vagabond, un mendiant ; un petit homeless qui vit d’expédients. Rude pedigree. L’une de ses histoires le voit tenter de se substituer discrètement à un chien auprès de son propriétaire, parce que le chien, lui, a la chance que son maître lui abandonne quelques bricoles à manger… Homme ou animal, même combat pour la survie – à ce détail près que l’être humain, ici, est nettement moins bien loti que le chien.

La saillie est cruelle. Mais elle n’est pas exagérée. Une anecdote authentique des années 30, devenue célèbre depuis lors, rapporte qu’à l’entrée du British Public Gardens (devenu depuis le parc Huangpu) implanté à l’extrémité nord du Bund, le grand débarcadère de Shanghai sur la rivière Huangpu, un panneau installé à l’entrée par les autorités britanniques rappelait aux visiteurs que le parc était « interdit aux chiens et aux Chinois ».

Et si le trait, tout au long des tribulations de San Mao, est d’une si grande crudité, c’est que le spectacle de la rue chinoise l’est tout autant. Tout particulièrement dans la rutilante et cosmopolite Shanghai, ville de naissance de San Mao. Nulle part ailleurs en Chine, peut-être, les contrastes sociaux ne sont aussi brutaux, aussi violents que le long des avenues et venelles du « Paris de l’Orient », cette métropole trépidante et dévorante que l’on surnomme aussi, dans les années 30, la catin de l’Orient.

Là, l’insouciance et le clinquant de la richesse sans frein côtoient la misère la plus abjecte. Au détour des lilongs de la Concession française ou de son homologue allemande, les silhouettes fantomatiques de nuées de mendiants accompagnent les sorties quotidiennes des Buick et des Packard des résidents étrangers. On crève de faim et de froid à même le pavé de la grande ville ; on agonise en silence à un jet de pierre du très select Cercle sportif français, lieu d’élection de la gentry internationale durablement établie ici depuis le dépeçage en règle d’une Chine à bout de souffle.

Un témoignage de l’époque, rapporté par un Occidental devenu célèbre par la suite, permet de se représenter l’intensité de ce spectacle extravagant et cruel. Né à Shanghai en 1930, le jeune Jim Ballard qui deviendra plus tard l’immense auteur d’Empire du soleil et de dizaines de romans majeurs de la littérature britannique contemporaine y traverse quotidiennement des scènes dantesques, ainsi qu’il l’évoque dans le chapitre introductif de ses mémoires Miracles of Life (en VF La Vie et rien d’autre, Denoël, 2009) : « (…) plongé dans de longues réflexions fort sérieuses, je retraversais la rivière sur laquelle le bac China Printing zigzaguait entre des dizaines de cadavres. Les familles chinoises trop pauvres pour acheter un cercueil se contentaient en effet de larguer leurs morts dans les égouts à ciel ouvert qui rassemblaient les eaux usées de Nantao. Les corps ornés de fleurs en papier dérivaient au hasard, régates dansantes à travers lesquelles coupait l’intense circulation fluviale des sampans à moteur (…) Chaque matin, sur le chemin de l’école où m’emmenait le chauffeur, je voyais au bord de la route de nouveaux cercueils, parfois minuscules, ornés de fleurs en papier et renfermant des enfants de mon âge. Une paysanne pleurait parfois en plein centre-ville sur des corps auxquels les passants pressés ne prêtaient aucune attention. Un jour où j’accompagnais mon père au bureau, route du Sechuan, près du Bund, il s’avéra qu’une famille chinoise avait passé la nuit blottie contre la grille d’acier, au sommet du perron ; chassée par les garde de la sécurité, elle avait abandonné contre les barreaux le cadavre d’un bébé tué par la maladie ou le froid mordant (…) ». Autrement dit, les San Mao pullulent par dizaines, par centaines, par milliers sur les trottoirs de Shanghai. Il n’y a, si l’on peut dire, que l’embarras du choix.

C’est l’un des éléments qui fait, sans doute, la force et la singularité des histoires de San Mao, même si par ailleurs ses tribulations tiennent aussi pour beaucoup du registre comique. Si le portrait est si acéré et la charge si peu complaisante, c’est que le créateur du personnage, Zhang Leping, a travaillé, si l’on peut dire, d’après nature. On peut ajouter que lui-même a personnellement connu la pauvreté. Au point qu’il pourra plus tard, comme Flaubert (ou Hergé – on y revient), répondre à un journaliste qui l’interroge : « San Mao, c’est moi ».

Né en 1910, à la toute fin de l’époque impériale, dans la province du Zhejiang (province côtière au sud de Shanghai), dans un village de la baie de Hangzhou distant d’à peine 100 kilomètres de la grande métropole de Shanghai, Zhang Leping n’est pas, à proprement parler, issu des bas-fonds de la société chinoise de son temps. Son environnement familial est même plutôt cultivé. Son père Zhang Zhouruo a été enseignant. Sa mère Zhu Shu a grandi dans un milieu où l’on s’intéresse à l’art. Elle a pratiqué la calligraphie, la peinture chinoise traditionnelle et la broderie. Mais si la famille n’est pas en manque des nourritures de l’esprit, elle n’en est pas moins pauvre.

À la fin de l’école primaire, sa mère décédée alors qu’il avait neuf ans, la famille ne peut plus financer pour Zhang Leping d’autres études. Le garçon est envoyé en apprentissage dans une entreprise des faubourgs de Shanghai, pour y devenir menuisier charpentier. La légende raconte que son obstination à continuer malgré tout à dessiner – une activité pour laquelle il avait d’emblée, dès la petite enfance, montré des dispositions précoces sous la direction d’un instituteur bienveillant attentif à ses élèves, Lu Yinsheng – lui vaut des corrections régulières de la part du patron qui l’emploie.

Après deux ans de menuiserie, le jeune Zhang poursuit son apprentissage professionnel dans un autre secteur : la nouvelle entreprise qui l’emploie est une imprimerie qui prend également en charge, comme c’est souvent le cas à l’époque y compris en Europe, des commandes publicitaires. Cet univers le rapproche des disciplines graphiques – calligraphie et peinture traditionnelle – qui l’avaient séduit enfant à l’école de son village, et ne sera pas sans influence sur son parcours futur.

En 1928, financé par son beau-frère, Zhang Leping commence à fréquenter les cours d’une école d’art de Shanghai. Lorsqu’il en sort, il est techniquement au point pour commencer une carrière d’illustrateur tous terrains. On le voit dans la pub, la mode. Il conçoit des calendriers et contribue, comme art editor, au catalogue de plusieurs maisons d’édition. Ponctuellement, il commence aussi à réaliser ici et là quelques bandes dessinées pour des journaux et des magazines du cru, tout en s’essayant à d’autres disciplines artistiques : les papiers découpés, la sculpture, la peinture traditionnelle… Bref, une activité multiforme et vibrionnante qui ne tarde pas à le faire remarquer. Un magazine chinois de 1932, Long Live, le classe déjà dans sa liste des top chinese artists.

Mais si le succès pointe déjà, Zhang n’en conserve pas moins une conscience aiguë de ses origines comme du monde qui l’entoure. Nourri tout à la fois du spectacle navrant de la misère sordide qu’il côtoie au quotidien à Shanghai et du souvenir de ses propres années de dénuement durant l’enfance, il façonne sur le motif son personnage de petit vagabond, dont la première publication attestée date du 28 juillet 1935, dans les pages du Cartoon Morning News.

Le môme est immédiatement reconnaissable, avec sa grosse tête, son nez rond et ses côtes saillantes. Durant les premières années d’existence de son personnage, Zhang Leping ne négligera jamais ce détail anatomique lorsqu’il dessine San Mao torse nu – manière de rappeler que si la faim s’impose vite comme l’un des motifs comiques récurrents de la série, c’est précisément qu’elle hante encore et toujours les rues du Shanghai de l’époque, obsessionnelle, envahissante, cruelle.

Mais la trouvaille visuelle majeure (ce en quoi on ne peut s’empêcher, ici aussi, d’établir un parallèle avec le travail d’Hergé) est capillaire. Les trois mèches de cheveux (c’est le sens littéral de « san mao » en chinois) qu’arbore le petit SDF au sommet du crane deviennent un signe distinctif, un signe de ralliement.

Miséreux et parfois pathétique, mais aussi espiègle et jamais à court d’audaces plus ou moins heureuses, le gosse des rues aux trois mèches rebelles trouve immédiatement son public. En professionnel avisé, Zhang Leping a manifestement saisi d’emblée tout le potentiel populaire du medium bande dessinée : des situations humoristiques élémentaires aisées à appréhender, quelques traits fondamentaux pour les camper graphiquement et à l’appui de ce parti-pris de simplicité un traitement narratif délibérément muet. En optant pour un tel dispositif dans un pays où l’alphabétisation des masses est encore largement déficiente, il se donne a priori toutes les chances de pouvoir toucher le plus grand nombre.

Ce à quoi il faut ajouter un phénomène que connaissent bien tous les créateurs qui se sont intéressés à la bande dessinée partout dans le monde en ces temps héroïques où les albums n’existaient pas : la puissance et l’impact du support qui sert alors à diffuser ces créations d’un genre nouveau, la grande presse. Dès la fin du XIXe siècle, et plus encore au fil des deux premières décennies du XXe, les titres à grand tirage de la presse américaine puis européenne ont montré le chemin, en accueillant des feuilletons dessinés (Bringing Up Father, Little Orphan Annie ou The Thimble Theatre aux Etats-Unis, Bécassine ou Les Pïeds Nickelés en France) aussitôt adoptés par le grand public, et la plupart de leurs homologies en Asie, Japon, Corée ou Chine, leur ont rapidement emboité le pas.

Hébergé par les journaux populaires de Shanghai, le héros créé par Zhang Leping devient presque aussitôt ce qu’on n’appelle pas encore une créature médiatique : un personnage public et connu de tous, une figure immédiatement identifiable.

Il faut dire que le format s’y prête, le ton aussi. Le format est un standard né dans la presse japonaise : très proche du comic strip américain, et directement issu des contingences techniques et économiques des supports de grande diffusion, le yonkoma nippon (littéralement « quatre cadres » ou « quatre cases ») permet par sa concision non seulement d’optimiser les effets de chute souvent comiques du récit, mais aussi et surtout de le faire vite et en peu de place, dans un environnement éditorial où l’espace disponible est toujours compté. Les aventures de San Mao, du moins dans les premiers temps, adopteront avec bonheur ce format en quatre images vif et ramassé, permettant souvent de dire beaucoup avec une remarquable économie de moyens.

Quant au ton, il n’est évidemment pas pour rien dans le succès du personnage. En surface, les tribulations de San Mao appartiennent à un genre bien balisé : l’histoire à chute, dont la fonction première est de faire rire ou sourire. On amuse le lecteur par l’entremise d’un comique de situation, un humour avant tout visuel fondé sur des effets simples : courir, sauter, glisser, chuter, etc. Un registre humoristique délibérément dépouillé, dont les ressorts fondamentaux ne sont finalement pas très éloignés des codes burlesque popularisés par le cinéma muet américain et ses vedettes internationales : Harold Lloyd, Buster Keaton, Charlie Chaplin, Laurel et Hardy…

Les lecteurs chinois des rues de Shanghai vont se délecter de ces historiettes rapides et drôles accessibles à tous, reflets d’un univers familier immédiatement reconnaissable et compréhensible. La proximité du monde de San Mao avec l’univers du petit peuple, évidente, suscite spontanément l’adhésion. D’une certaine manière, le personnage rassure par son aptitude à faire rire. Heureuse nature en dépit des innombrables vicissitudes qu’il traverse, San Mao reste enjoué, tonique, franc, énergique, honnête, optimiste. Et même lorsqu’il lui arrive de se montrer roué, ce chenapan des rues sait préserver la dose de candeur qui le tend touchant.

Mais on ne saurait, bien sûr, réduire son succès public à cette seule fonction divertissante. Comme toutes les grandes créations populaires, San Mao propose d’emblée plusieurs niveaux de lecture. Et si le personnage de Zhang Leping fait souche aussi spontanément dans l’imaginaire chinois de son temps, c’est sans doute aussi grâce à la crédibilité du portrait. Surgie de la « vraie vie », l’histoire de ce galopin si violemment maltraité par son environnement, c’est, au fond, celle de tant de ses compatriotes confrontés à l’iniquité du monde…

L’une des histoires les plus saisissantes de San Mao le montre ainsi croisant la route d’un paysan efflanqué venu vendre ses deux enfants sur un coin de trottoir de la grande ville. Inspiré par cet exemple, San Mao s’en empare aussitôt pour se mettre lui-même en vente aux côtés des deux petits… Issue du quotidien ordinaire de la Chine de l’entre-deux guerres, ce genre de scène (on pourrait dire aussi : cette scène de genre) fait sens pour les lecteurs de Zhang Leping. De même que fera sens la vulnérabilité chronique de son héros. La condition misérable et le dénuement de San Mao le désignent évidemment comme une proie rêvée pour tous les petits chefs et sous-officiers du monde. Et on ne comptera bientôt plus les histoires où les coups pleuvent dru sur San Mao. Torgnoles, plaies et bosses en cascade, comme un éternel retour du refoulé : la violence, l’injustice et l’oppression rôdent toujours en lisière de ses aventures.

Bref, l’effet miroir fonctionne à plein et la longue litanie des misères grandes et petites subies par San Mao, motif récurrent d’une bonne partie de la série, génère dans le public une empathie inépuisable. De même que Chaplin au cinéma avait su, à travers son personnage de tramp lunaire et désarmant, capter l’une des composantes essentielles de l’Amérique pauvre et laborieuse de son temps, de même Zhang Leping, en façonnant peu à peu l’existence de son personnage au ras du réel le plus brut, compose-t-il une manière de portrait de ses contemporains et du pays dans lequel il vit.

Première bande dessinée moderne en Chine et premier héros populaire de cette bande dessinée chinoise émergente, San Mao a tout pour faire date. À sa manière naïve et souvent touchante, il saisit un fragment de l’âme du peuple dont il est issu.

Entre l’année de sa naissance, 1935, et le déclenchement de la guerre sino-japonaise deux ans plus tard, il y aura plus de 200 histoires de San Mao. D’un gag à l’autre s’élabore un parcours, une biographie fictive. Ainsi pourra-t-on croire, temporairement, San Mao tiré d’affaire : après avoir sauvé un petit garçon de son âge de la noyade, il est recueilli par une famille qui l’intègre comme l’un des siens. Il va à l’école, au théâtre, bref mène une vie presque normale.

Il faut croire qu’on ne s’abstrait pas ainsi de son karma. La parenthèse heureuse ne dure pas. Sa famille adoptive, victime d’un incendie qui lui fait tout perdre, le rend à la rue d’où il vient. San Mao redevient le petit vagabond des rues. Grelottant dans le vent glacial, corvéable à merci, perpétuellement en quête de sa subsistance, rebondissant de petits boulots en petits boulots tous plus ingrats les uns que les autres : cireur de chaussures, apprenti imprimeur, portefaix, tireur de rickshaw, baby sitter, livreur de journaux… Il manie même l’éventail pour rafraichir les femmes aisées que la chaleur incommode et sera un temps recruté par une sorte de maquignon qui lui fait exécuter des numéros de cirque – autre grand classique de la rue chinoise.

Avec l’invasion de la Chine par les troupes japonaises, le 13 août 1937, prend fin la première époque de la carrière de Zhang Leping. Après avoir passé toute la durée du conflit dans les services de propagande de l’armé chinoise en lutte contre l’occupant, il revient à Shanghai en 1945, une fois terminée la Seconde Guerre mondiale.

Désormais auréolé de la gloire de l’artiste accompli, il y reprend les aventures de son personnage dès l’année suivante. Ce sera San Mao à l’armée, chronique des années de guerre où Zhang Leping, sans perdre de vue son ressort comique habituel, n’en dépeint pas moins sans fard l’âpreté du conflit avec les Japonais, ponctué de morts violentes et d’épisodes sanglants. Bien entendu, San Mao n’y perd pas non plus son statut de souffre-douleur. L’univers militaire que décrit San Mao à l’armée, s’il n’apparaît pas a priori aussi sauvage et inhumain que celui de la rue chinoise, n’en est pas moins dur et cruel et le gamin des rues, comme s’il ne pouvait décidément pas échapper à son destin, y est souvent traité comme un larbin au service des autres, à commencer par les officiers.

Zhang Leping poursuit en 1947 avec Les errances de San Mao (The Wanderings of San Mao), publié en épisodes dans le journal Ta Kung Pao. Fidèle à sa veine naturaliste, il y a développe son portrait sans concession de la dureté du monde. Ce sera cette séquence des aventures de San Mao qui servira de matrice à la première adaptation cinématographique du travail de Zhang au printemps 1949, San Mao, le petit vagabond (San Mao liu lang ji), un long métrage d’une heure quinze de Zhao Ming et Yan Gong produit par la société Kunlun Films, avec le petit Wang Longji dans le rôle titre. La même année, au mois d’avril, voit s’organiser à Shanghai une première exposition dédiée au personnage de San Mao. Zhang Leping est désormais un auteur consacré.

Par la suite, avec la fondation le 1er octobre 1949 de la République populaire de Chine, les carrières du dessinateur et de son personnage prennent un tour plus… officiel. Auteur en vue et désormais installé dans un rôle d’aîné assumé, Zhang s’investit dans des fonctions officielles. Déjà co-fondateur de la Shanghai Association of Cartoonists en 1946, il est élu délégué au premier Congrès national des écrivains et des artistes organisé par le nouveau pouvoir à Beijing. En 1950, il fonde à Shanghai la revue Manhua, la première du genre en Chine populaire, et côtoiera au fil des années la plupart des grands personnages du régime, dont Zhou Enlai, Liu Shaoqi, Deng Xiaoping et Mao Zedong.

Tout au long de cette période de consécration, Zhang Leping continue à faire vivre son héros à travers de nouvelles aventures, mais inévitablement l’optique en est différente : dans un contexte de lutte politique intense et de transformations radicales de la société chinoise, le personnage de San Mao est mis à contribution par le nouveau pouvoir pour « l’édification des masses ». Autrement dit accessoirisé à des fins de propagande idéologique. Bien sûr, une part non négligeable de la saveur de la bande dessinée d’origine s’est estompée au cours de ce lent processus – mais on ne saurait en tenir rigueur ni à Zhang ni à son héros. Comment l’un et l’autre auraient-ils pu échapper à l’embrigadement généralisé, dans un contexte aussi excessif et radical que celui de la Chine d’après la « libération » ? Comme tous les artistes chinois d’alors, Zhang joue le jeu des nouveaux maîtres du pays.

Plus tard, cela lui sera même paradoxalement reproché, par ceux-là même qu’il avait accepté de servir : comme bon nombre d’artistes et d’intellectuels, Zhang est persécuté au cours de la « Grande Révolution culturelle prolétarienne » – simplifié en Occident sous le nom de « Révolution culturelle ». Arrêté le 15 juin 1966, dénoncé comme artiste réactionnaire, droitier et contre-révolutionnaire, il est contraint à l’autocritique afin de « réfléchir à ses erreurs ». San Mao serait, un comble, une incarnation typique de la réaction capitaliste… Les Gardes rouges s’en prennent à ses œuvres et détruisent notamment de nombreux originaux de The Wanderings of San Mao. Zhang songe à se suicider.

À partir de 1976, lorsque la Révolution culturelle s’achève, Zhang Leping, rapidement réhabilité, recommence à créer. La reconnaissance est unanime partout en Chine. Expositions (dont une grande rétrospective à Beijing au National Art Museum of China), hommages, multiples adaptations. Outre le premier film en prises de vues réelles de 1949, on compte quatre longs métrages de cinéma, une série télé, un film d’animation en pâte à modeler de 1958 – sans oublier d’innombrables produits dérivés.

Les dernières aventures originales de San Mao signées Zhang Leping datent de 1986. Il y aura eu au total, en une cinquantaine d’années de création, près de 1000 histoires de San Mao. Zhang s’éteint le 27 septembre 1992. Mais on sait bien que les vagabonds, eux, ne meurent jamais. À l’image du clochard incarné par Chaplin au cinéma, devenu dans l’imaginaire collectif une sorte d’incarnation du rêve américain, ainsi en est-il de San Mao le petit vagabond, consacré pour toujours héros de la Chine éternelle.

 

• Quelques mois après sa publication, San Mao le petit vagabond a été récompensé par le Fauve Patrimoine lors de la 42e édition du Festival international de la bande dessinée d’Angoulême. C’est la toute première bande dessinée chinoise à être récompensée par l’un des prix du palmarès officiel du Festival d’Angoulême. Ci-dessous l’un des fils de Zhang Leping et l’éditrice de la version française de l’album, Xu Ge Fei, venus recevoir le trophée matérialisant le prix sur la scène du théâtre d’Angoulême, en janvier 2015. La photo est ©Jorge Fidel Alvarez •

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Nicolas Finet

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