Cristal qui songe

Sachons gré à Frantz Duchazeau de rappeler, en préambule de ce nouvel album, qu’une bande dessinée peut aussi avoir une bande son (ici John Adams, Steve Reich, Terry Riley ou Arvo Pärt, soit exclusivement des gens de bonne compagnie) et que ce qui s’écoute ou s’entend en lisant une histoire en images peut largement contribuer à ses performances narratives. Personnellement, mais c’est sans doute générationnel, j’ai par exemple toujours trouvé que la fascination suscitée par la lecture des premiers épisodes d’Arzach de Moebius se trouvait décuplée à l’écoute des passages ambiants les plus marqués du Phaedra de Tangerine Dream (1974). Fin de la parenthèse.

 

Menée au plus près des effets de réel, Pierre de cristal est une histoire d’enfance, c’est-à-dire une histoire de presque rien. Un assemblage d’instantanés, de moments fugaces dont la continuité n’est pas toujours apparente, avec en surimpression, à la fois lointain et terriblement présent, le monde des adultes et ses prescriptions parfois incompréhensibles.

Heureusement, il y a la fiction et l’imaginaire. Ou, pour le dire plus précisément, la consolation de l’imaginaire, comme on le dit de la consolation des voyages. Dans le cas du jeune Pierre, à qui l’on donne autour de dix ans, soit le seuil d’une pré-adolescence entrevue ici et là, la fiction secourable est un film dont j’ai personnellement conservé un souvenir assez précis : Logan’s Run (Michael Anderson, 1976), en français L’Âge de cristal (d’où, bien sûr, le titre choisi par Duchazeau), film de SF se déroulant au XXIIIe siècle et qui fut l’un des premiers gros succès internationaux du genre dans les années 70.

Dans le monde futur de Logan, géré par des ordinateurs, l’horizon de la vie humaine est 30 ans, exactement, afin de contenir la croissance de la population et pouvoir ainsi continuer à nourrir toute l’humanité. Parvenu à cet âge, chaque individu accepte volontairement de disparaître. À l’approche de cette échéance, un cristal greffé dans la paume de chaque être humain se met à changer de couleur, afin d’annoncer que le moment est venu, et qu’il faut s’y préparer. Evidemment, le nommé Logan s’insurge contre cette dictature soft (sinon il n’y a pas de film) et entre en rébellion contre le système.

Or le jeune Pierre de Pierre de cristal, comme le Logan de Logan’s Run, ne veut pas tellement mourir lui non plus. Il préfèrerait même que certains moments ne s’arrêtent jamais. Comme ces moments d’été d’une clarté éblouissante qu’il passe auprès de ses parents dont il pressent obscurément la désunion (le couple vacille), ou même ceux qu’il passe en vacances à la campagne chez son pépé et sa mamie – quoiqu’on puisse aussi beaucoup s’embêter, chez son pépé et sa mamie.

Car c’est tout l’intérêt – et la subtilité – du travail de Duchazeau : ne pas seulement dépeindre l’enfance comme un possible moment d’enchantement, mais aussi dire à quel point cette période de la vie peut être chargée de doutes, de malaises et d’une infinité de questions sans réponses. C’est exaltant l’enfance, mais c’est aussi renversant, écrasant, effrayant. Au détour d’une journée d’été parfois, le héros de Pierre de cristal est étreint d’une tristesse existentielle qu’il ne sait pas nommer, frappé de plein fouet par la violence ou la laideur du monde. Cinq milliards d’années d’évolution et finir comme ça, observe-t-il ainsi devant la carcasse encore tiède d’un lapin que vient de dépiauter son grand-père… Et partout dans ce monde d’adultes, il y a les vieux, les morts, et cet ennui quelquefois si incommensurable qu’il en devient presque palpable.

Vers la fin du livre néanmoins, un dialogue réjoui souligne les enthousiasmes simples et vrais de cet âge-là, et à quel point ces petites choses peuvent laisser des sensations durables.

« Qu’est-ce qu’on mange ce soir, mamie ? »

« Des pommes de terre sautées. »

« Wouais !!! »

« Avec du rôti de porc froid. »

« Beuuuh ! »

Merci d’avoir rappelé ça.

P.S. : Personnellement, j’ajoute volontiers à la bande-son suggérée par Frantz Duchazeau pour la lecture de cet album l’excellent Terug naar Oegstgeest de Rainer Hensel (1987), bande originale du film éponyme du défunt et controversé Theo Van Gogh (film lui-même inspiré d’un roman de Jan Wolkers), pour la subtilité avec laquelle cette musique profondément mélancolique souligne les états d’intense tristesse qui ponctuent l’enfance.

 

Pierre de cristal, de Frantz Duchazeau (Casterman, collection Écritures, 150 pages, 16,95€)

Nicolas Finet

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