Du côté de Shangri-La

C’est compliqué, la science-fiction. Les fondements canoniques en ont émergé il y a déjà longtemps, des géants intimidants et surdoués sont présents partout sur la route – Dick, Herbert, Ballard, Gibson, Simmons, Banks, surtout des Anglo-Saxons et si peu de Français, à l’exception notable de Houellebecq et Volodine – et le genre, comme toutes les sectes devenues des religions le succès aidant, s’est imposé avant tant de force et de popularité dans l’imaginaire contemporain qu’il peut paraître presque incongru d’oser prétendre faire œuvre en la matière.
Paradoxe, c’est pourtant exactement la raison pour laquelle j’ai voulu revenir sur un album paru il y a déjà quelques mois (septembre 2016), Shangri-La de Mathieu Bablet, que j’ai failli rater et dont il est par conséquent encore plus agréable de pouvoir même un peu à contretemps dire du bien (contrairement à tant d’histoires de SF poussives et répétitives qui encombrent inutilement les librairies de bande dessinée), puisque ce gros volume (224 pages) me paraît faire date à la fois par la profondeur de son ambition et la sophistication de sa mise en œuvre. Voyons ça.

Dans un futur indéterminé, mais sans doute pas si lointain puisque les hommes de cette époque parviennent encore à se souvenir, historiquement parlant, du XXIe siècle, l’humanité, contrainte de fuir une Terre devenue inhabitable (guerres, pollution, tout ce qu’on connaît), s’est réfugiée dans l’espace. L’espace proche – on est encore dans le système solaire. Et plus précisément le voisinage de Titan, le grand satellite de Saturne, que les hommes ont entrepris de lentement terraformer (ils sont déjà à la tâche depuis 300 ans lorsque l’histoire commence) pour que l’humanité puisse envisager, un jour, d’y essaimer puis d’y faire souche.
Concrètement, les humains d’alors vivent et évoluent dans un ensemble de stations spatiales organisées en réseau, dans une apparence de souplesse et de liberté, mais sous la férule d’une organisation qui, en pratique, régule la plupart des interactions entre les hommes : Tianzhu Enterprises, un conglomérat géant et monopolistique qui, dans les stations, produit à peu près tout ce dont on peut avoir besoin, logements, loisirs, nourritures, vêtements, objets technologiques, etc., à grand renfort de publicités et de campagnes de communication. Même si sa vocation est essentiellement commerciale, c’est ce qui se rapproche le plus, dans cette société spatiale du futur, d’un gouvernement.

Evidemment, c’est là que le bât blesse. Car si elle n’est pas explicite, la dimension totalitaire de Tianzhu, quoique l’entreprise soit dépourvue en apparence de tout instrument ou institution de coercition, pose question. Qu’est-ce qui fonde les orientations et les choix de ce conglomérat ? Pourquoi ses structures de décision sont-elles opaques ? Et qui au juste contrôle et pilote cette entité ?
On sera d’autant plus sensibilisé à ces interrogations qu’au fil du récit apparaissent, impulsés ou à défaut tolérés par Tianzhu, divers projets dont le plus inquiétant est un processus de création ex nihilo d’une variante entièrement nouvelle de l’espèce humaine, l’homo stellaris, modifiée pour être capable de vivre et d’évoluer dans les plaines de Shangri-La, l’une des régions de Titan. À ce rêve démiurgique et prométhéen – façonner un homme nouveau – s’ajoute, en outre, une menace extérieure qui déstabilise les perspectives futures de la colonie humaine : l’émergence à proximité d’une anomalie spatiale incontrôlée (trou noir, antimatière ?) dont l’expansion pourrait entraîner la fin de toute vie dans ce secteur de l’univers.
Il y a, enfin, la question problématique de la mixité entre humains et animaux. Dans cette société du futur en effet, les espèces animales les plus proches de l’homme (les chiens, les chats) ont évolué pour accéder à la conscience et au libre arbitre. Mais l’acceptation sociale de cette nouvelle catégorie de créatures pensantes encore minoritaires, les animoïdes, ne va pas de soi et suscite, grand classique de toutes les communautés organisées, des réactions de rejet et de xénophobie.
Cette convergence de tensions internes et externes finit par provoquer l’apparition, à bord de la station principale USS Tianzhu, d’une forme de dissidence et d’opposition à Tianzhu Enterprises, de plus en plus radicale à mesure que progresse l’intrigue. Elle est fédérée autour d’un personnage à demi-légendaire, Mister Sunshine, dont les apparitions pirates sur le réseau informatique des stations galvanisent les énergies et qui n’est pas sans rappeler, indirectement, la figure de Guy Fawkes telle que l’a réinterprétée Alan Moore dans V pour Vendetta.

Bien sûr – mais comment en serait-il autrement dans un registre aussi abondamment parcouru que celui de la SF –, les références pullulent dans cet ambitieux récit ; et presque aucun des ingrédients qui composent Shangri-La n’est, en soi, original ou totalement inédit. On pense par exemple à David Brin pour le thème de l’élévation de certaines espèces animales au même niveau de dignité et d’autonomie que les humains ; à Vernor Vinge pour l’effort de précision scientifique dans la description de la menace qu’incarne l’antimatière ; ou encore au parallèle avec James Corey, pour la crédibilité et la minutie dans la peinture d’une société spatiale plausible et complexe, sans manichéisme ni simplification. Côté bande dessinée, Moebius est explicitement cité dès la première image de l’album, qui renvoie au dessin d’ouverture d’Arzach.
Pourtant, le fait que Mathieu Bablet n’occulte aucune de ses sources ou de ses inspirateurs n’apparaît jamais comme un problème ou une limitation. Car outre la richesse thématique et stylistique, ce qui compte avant tout dans ce genre d’entreprise, c’est la composition – au sens presque pictural du terme. Ici elle est ample, approfondie, maîtrisée, intense. Ainsi de la vie quotidienne dans un environnement aussi contraint qu’une station spatiale surpeuplée, dépeinte avec un souci du détail et de la vraisemblance si poussé qu’on en deviendrait presque claustrophobe. Ou de l’évocation de l’espace et de l’environnement stellaire, de sa beauté, de son vertige esthétique : de quoi nous convaincre, ou peu s’en faut, que l’auteur s’y est lui-même rendu. Et tout cela si graphiquement solide que l’adhésion à ce monde d’une grande cohérence s’impose tout naturellement.
Ma seule réserve – et on l’aura peut-être identifiée par défaut – relève de la même faiblesse qui, dans le registre de la science-fiction, distingue justement les grands livres de ceux qui sont simplement réussis : la (relative) minceur des personnages. Des personnages, il y en a dans Shangri-La, forcément, mais leur étoffe psychologique peine parfois à s’imposer. Peu habités, peu incarnés, ils sont sans doute desservis aussi par une homogénéité de traitement graphique qui entrave l’expression de leur individualité. Ce léger défaut ayant manifestement été largement souligné au fil des commentaires publiés sur le net, on se dit que ça ne pourra que s’améliorer, au fil des prochaines productions de l’auteur.
Une mention spéciale, enfin, à l’effort éditorial : un aussi copieux plaisir de lecture à moins de 20€, c’est à saluer.
Shangri-La, de Mathieu Bablet (éditions Ankama, label 619, 224 pages, 19,90€)

Nicolas Finet

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