Dick, Dick, Dick !

Il y a quarante ans tout juste, le 2 mars 1982, mourait l’écrivain le plus important de la seconde moitié du XXe siècle. Son œuvre a accompagné toute ma vie d’adulte, comme celles de millions de gens. Et façonné de toutes pièces la « réalité » dystopique dans laquelle nous vivons tous. J’ai voulu lui rendre un hommage à ma façon. En faisant la seule chose qu’au fond je me sente en situation de maîtriser, un peu : écrire.

 

J’ai eu la chance de grandir à une époque où, en France et en Occident, on était pile en train de découvrir, en direct si l’on peut dire, l’œuvre de l’écrivain le plus important de la seconde moitié du XXe siècle. Et de pouvoir la parcourir en toute liberté à un âge de la vie – l’adolescence, suivie de peu par l’entrée dans le monde adulte – où ces découvertes-là vous forgent des idées et un imaginaire si fondateurs qu’ils imprègneront tout le reste de votre existence.

La science-fiction. Pour beaucoup de gens de ma génération, cette expérience littéraire singulière s’est souvent accompagnée de nombre d’autres explorations artistiques connexes, souvent nées des cultures populaires alors en plein essor : la musique rock, la bande dessinée, le goût des voyages et de l’ailleurs, tout un univers fortement codifié qui n’est pas sans rappeler, toutes proportions gardées, ce qui accompagne la consommation des pop-cultures asiatiques par les jeunes gens d’aujourd’hui. Autrement dit : un continuum, nourri d’une foule de connivences plus ou moins fondées.

J’en ai pris largement ma part. Mais, même si j’ai adoré aussi bien les Sex Pistols et Robert Crumb, le krautrock et Tardi, Richard Pinhas et Ted Benoit, le blues et Hergé, la SF, puisque c’est ainsi qu’on a choisi d’appeler cette littérature si intimement née de notre siècle terrifiant (je veux dire le vingtième), a continûment occupé une place tout à fait particulière dans mes références, mes sources, mon regard sur ce monde. Et parmi tous les magiciens et magiciennes qui ont si magistralement contribué à nous offrir, à nous autres lecteurs et lectrices, d’inestimables clés de lecture et de compréhension de ce monde-là, de cette humanité-là, un, surtout, les transcende tous et toutes, par la profondeur de ses intuitions, l’acuité de sa vision, l’intensité de son expérience d’auteur.

Et, comme l’a formulé Dick lui-même en choisissant l’intitulé de la conférence presque historique qu’il est venu donner à Metz en 1977, « si ce monde vous déplaît, vous devriez en voir quelques autres ».

 

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Toutes celles et ceux qui ont lu Dick d’un peu près dans ces années-là en ont fait l’expérience : entrer en résonance avec les mondes dickiens, c’était un peu comme d’avoir eu la chance, légèrement avant les autres, d’écouter, mettons, Exile on Main Street ou Monster Movie. Ou de feuilleter Actuel première manière, ou le premier numéro de Métal Hurlant. Ça vous donnait le sentiment de faire partie d’une bande. De compter parmi un cénacle d’élus. J’ai failli écrire : de s’approprier une avant-garde. Mais peut-être bien que c’est de ça qu’il s’agissait, finalement.

Alors, pourquoi Dick est-il si singulier, et tellement à part, dans l’immense production de la SF occidentale postérieure à la Seconde guerre mondiale ? Même pas par la brillance de son style. Souvent écrites à toute allure, pas forcément toujours bien traduites (en tout cas en français), les fictions dickiennes – une quarantaine de romans dont certains posthumes, plus de cent vingt nouvelles et un essai monumental de huit mille et quelque pages également posthume, L’Exégèse – sont rarement des joyaux littéraires. Mais presque tous ses livres, en revanche, explorent des situations ou des conjectures qu’il est souvent parmi les premiers à avoir eu l’idée de convoquer. Au sein d’une profession (les auteurs de science-fiction dans l’Amérique d’après les bombardements nucléaires sur Hiroshima et Nagasaki) qui s’est pourtant fait une spécialité de soulever les hypothèses qui dérangent – questionner le présent en spéculant sur les avenirs potentiels qu’il recèle sera d’ailleurs l’un des ingrédients clés de ce que les années soixante et soixante-dix appelleront, pour distinguer cette SF-là de l’héritage un peu clinquant du space opera des décennies précédentes, la fiction spéculative, l’archétype du genre étant la légendaire et monumentale anthologie Dangerous Visions rassemblée en 1967 par Harlan Ellison (en v.f. Dangereuses visions, 1975) –, Dick réussit presque toujours à se comporter en pionnier.

 

Avec des constantes (un psy dirait : des obsessions, possiblement des névroses) qui finiront vite par devenir, pour toutes celles et ceux qui le lisent avidement, de plus en plus nombreux au fil des années, les fondements des mondes dickiens. La bombe (comprendre : atomique) n’est pas la moindre de ces références. Né en 1928, Dick est un homme des années 50, qui a vécu son adolescence et son entrée dans l’âge adulte sur fond de guerre froide et d’hystérie anticommuniste. Et qui plus est un Américain des années 50, de cette génération à qui des lignées de politiciens locaux, tous formatés par leur expérience plus ou moins traumatique de la Seconde Guerre mondiale, ont consciencieusement tâché de laver le cerveau sur le thème de la menace soviétique.

La bombe, comme chez beaucoup d’écrivains de science-fiction de cette période (y compris en France, relire par exemple Ravage de René Barjavel ou, plus tard, Malevil de Robert Merle), sera donc assez tôt l’un des fantômes familiers de la galaxie dickienne. La bombe qui menace, ou encore celle qui a déjà fait son œuvre. Dans Dr Bloodmoney (dont le titre complet en v.o. est Doctor Bloodmoney or How We Got Along After the Bomb, publié dès 1965), c’est une composante du décor. Les missiles intercontinentaux sont finalement tombés et c’est une Californie brinquebalante et mutilée par les radiations que dépeint Dick dans ce roman puissant, traversé par d’incroyables figures humaines : Hoppy le phocomèle, rescapé des ravages de la thalidomide, ou Walt l’astronaute, qu’un avenir naguère radieux destinait à la colonisation de Mars, mais dont les explosions nucléaires ont interrompu la course, le condamnant à orbiter à jamais autour de la Terre, reconverti vaille que vaille en DJ satellisé…

Davantage encore que les questionnements philosophiques et théologiques encapsulés dans la plupart de ses récits, je crois que c’est l’intensité de ses ahurissants portraits humains qui a d’abord suscité l’admiration enthousiaste portée par ses fans à l’écrivain. Dick, entendait-on souvent à cette époque, c’est tellement barré. Oui en effet, ça l’était, d’une certaine manière – et de là allait naitre en partie, me semble-t-il, l’un des grands malentendus constitutifs de cette admiration. Car bien sûr, se disait-on alors au sein de cette jeunesse exigeante, historiquement « libérée » par l’usage intense de multiples drogues récréatives, seul un type constamment allumé devait être capable de ruminer à jets continus autant de récits et de personnages hallucinants, hallucinés.

 

Les drogues, donc. Qu’en est-il, de fait ? Homme des années 50, Dick est aussi et peut-être surtout un Américain de la côte Ouest. Il assiste en direct, sous ses yeux pourrait-on dire puisqu’il a vécu à demeure dans la région de la baie (Bay Area) de San Francisco, à l’émergence d’une société hédoniste et tolérante dans les années soixante, qui culminera avec la culture hippie des 70’s. Quoique les drogues, c’est historiquement attesté désormais, aient sans doute abondamment circulé dans son entourage au fil des années, il n’est pas certain que Dick ait tellement consommé lui-même – hormis les amphétamines dont l’usage lui permet d’endurer l’intense rythme de travail qu’il s’impose. Mais en revanche il a des yeux pour voir, beaucoup d’amis toxicomanes et, surtout, un imaginaire d’artiste suffisamment empathique, affuté et paranoïde (l’un n’excluant pas les autres, bien au contraire) pour puiser sans retenue dans un matériau si manifestement proliférant.

D’où la légende littéraire d’une œuvre, disons, sous influence chimique. Et de fait, les drogues, il y en a pléthore dans les récits et les mondes dickiens, avec une prédilection pour toutes celles qui bouleversent les perceptions. La palme revient sans doute aux deux drogues de synthèse imaginées dans Le Dieu venu du Centaure (en v.o. The Three Stigmata of Palmer Eldricht), le D-Liss (en v.o. « Can-D », c’est-à-dire « candy », « bonbon ») et le K-Priss (en v.o. « Chew-Z », soit « choosy », « difficile, exigeant »), à partir desquelles vont s’élaborer et s’emboîter les unes dans les autres une foule de réalités alternatives et/ou hallucinatoires, sans cesse plus fuyantes à mesure qu’on progresse dans le roman.

L’Ubik qui donne son nom au roman éponyme, mystérieux produit qui ronge le réel à partir d’une simple vaporisation en bombe aérosol, n’est pas mal non plus. « (…) Et les hallucinogènes ? interrogea Francesca Spanish. Quand je suis au travail, j’obtiens de meilleurs résultats avec une drogue psychédélique : ça m’aide à voir exactement contre quoi je combats. » « Mr Mick désapprouve l’emploi des drogues hallucinogènes ; il estime qu’elles sont toxiques pour le foie, déclara Miss Wirt. Si vous en avez apporté, vous êtes libres de les utiliser. Mais nous ne vous en fournirons pas, bien que nous en ayons en stock. (…) » (page 77 de l’édition J’ai Lu de 1975, traduction Alain Dorémieux). Une lettre seulement pour travestir Dick en Mick – et l’art de l’understatement en prime, un sourire en coin.

Les exemples de produits stupéfiants à fort potentiel de délitement des perceptions humaines prolifèrent ainsi tout au long de la bibliographie dickienne (la drogue J-J 180 est même d’origine extraterrestre dans Now Wait for Last Year, v.f. En attendant l’année dernière), jusqu’à culminer dans le magnifique et tardif (1977) A Scanner Darkly (soit littéralement « En un miroir, obscurément », traduit en v.f. par Substance Mort) et sa « Substance M », un produit si puissant et si destructeur que sa consommation peut aboutir à dissocier les deux lobes du cerveau humain, désagrégeant ainsi la personnalité de son propriétaire, sans espoir de retour. Le héros cramé et paradoxal du livre, Bob Arctor, impressionnante création littéraire et hommage ému de Dick aux ami(e)s et proches qu’il a vus mourir ou se dissoudre sous la poussée d’addictions en tout genre, est lui-même une victime qui s’ignore, dissocié jusqu’à l’absurde : flic introduit sous couverture dans le milieu des toxicomanes, on l’a chargé d’enquêter sur un dealer qui n’est autre que lui-même…

Vertige des constructions dickiennes qui, par le biais des drogues, introduit le grand sujet dickien par excellence : la relation à ce que les perceptions communes qualifient de « réel ».

Vous et moi croyons savoir ce qu’est le réel, bien sûr. Mais en sommes-nous si certains ? Ce sera l’une des figures récurrentes majeures de la fiction dickienne que de questionner inlassablement le jeu trompeur des apparences, sur un mode toujours plus angoissé ; car l’auteur sait bien, lui, que par-delà les voiles de la « réalité » se déploie quelque chose d’autre, infiniment plus inquiétant. Simulacres, terres truquées, substituts d’humanité, Dick truffe presque toutes ses histoires d’êtres ou de constructions factices. Comme si le seul vrai sujet, éternellement recommencé, n’était rien d’autre que de dissiper ce qui nous dissimule la véritable substance du fameux « réel ».

L’un de ses romans les moins souvent cités, le très subtil et très réussi Time Out of Joint (en v.f. Le Temps désarticulé, 1959), interprète avec brio le thème des simulacres multiples qui sont notre lot commun, à travers l’histoire attachante (mais fracassée) de Ragle Gumm, quarantenaire un peu à côté de ses pompes dont l’unique fonction dans l’existence semble être de gagner au jeu Où sera le petit homme vert la prochaine fois ? publié dans les journaux de la paisible petite localité des années cinquante où il vit. Mais évidemment, tout est faux : ni le jeu, ni la ville, ni les journaux ni les années cinquante ne sont en vérité ce qu’ils paraissent (d’ailleurs dans ce monde-là, personne ne sait qui est Marilyn Monroe…), dans une anticipation virtuose, avec près de trente ans d’avance, des thèmes majeurs de La Stratégie Ender ou du Truman Show.

Encore plus troublant sera, quinze ans plus tard, le somptueux et déroutant Flow My Tears, The Policeman Said – 1974 pour la v.o., étrangement traduit, lors de sa première édition française l’année suivante au Masque / Librairie des Champs Élysées, par Le Prisme du néant, avant qu’une deuxième édition chez Robert Laffont, plus tardive (Coulez mes larmes, dit le policier, 1985), ne rétablisse un peu de rigueur dans la traduction. Dans cette histoire vraiment singulière, un célèbre producteur de télévision suivi par des millions de fidèles, Jason Taverner, se réveille un matin dans une réalité alternative d’où il a entièrement disparu. Plus personne, lui excepté, ne connaît ni ne reconnaît Jason Taverner. Il s’est dissipé, effacé. Ainsi que tout ce qu’il pensait constituer sa réalité quotidienne. Perspective abyssale, jusqu’en lisière de la folie. Car si plus personne n’est en mesure de vous confirmer que vous êtes bien qui vous pensez être, alors comment être vraiment sûr que c’est le monde qui ne tourne plus rond – et pas votre pauvre tête ? Et d’ailleurs, qui vous dit que vous existez vraiment, hein ?

Cette hantise des simulacres, des situations truquées et des apparences trompeuses, ressort essentiel de la fiction dickienne, va de pair avec un autre thème clé : l’entropie – cette force cachée mais puissante, menaçante mais potentiellement capable de dissiper les mirages. J’ai découvert et appris la signification de ce mot grâce à Dick – ce devait être au cours de mes années lycée. Avant lui, j’en ignorais non seulement le sens, mais même tout simplement l’existence. Je n’ai pas tardé en revanche, en parcourant les univers piégés ou les mondes en déréliction de ses romans, à me représenter ce que pouvait être une réalité perdant de sa substance sous la poussée entropique. Et au-delà de laquelle, les dernières illusions se délitant l’une après l’autre, il deviendrait enfin possible, du moins aux plus lucides d’entre nous, d’entrevoir la trame du « vrai » réel. Whaou.

Je vous passe rapidement, dans ce rapide panorama des dérapages dickiens, toutes les digressions temporelles dont l’auteur s’est très souvent emparé. La SF en général, surtout à partir de l’après-Seconde Guerre mondiale, s’est délectée des constructions littéraires nourries de paradoxes temporels ou de temporalités vacillantes. La fécondité dickienne ne pouvait pas rester à l’écart du mouvement et toute l’œuvre fourmille de rapports au temps biaisés ou distordus : pour n’en citer que quelques-uns Counter Clock World (1967, v.f. À rebrousse-temps), Martian Time-Slip (1964, Glissement de temps sur Mars), Time Out of Joint (1959, Le Temps désarticulé) et Now Wait for Last Year (1966, En attendant l’année dernière) dont je vous parlais plus haut, sans oublier bien sûr la plus fameuse de toutes ces fictions temporelles, The Man in the High Castle (1962, prix Hugo l’année suivante, v.f. Le Maître du haut château), justement célébrée parce qu’elle est l’une des premières à populariser, et de quelle magistrale façon, la technique de l’uchronie. Par la suite, toute une descendance littéraire fascinée par la mise en abyme de ce maître-livre s’inspirera des méthodes dickiennes de distorsion du temps, jusque et y compris en France – lire pour l’exemple les grands romans de feu Michel Jeury dans les années soixante-dix, comme Le Temps incertain ou Soleil chaud, poisson des profondeurs.

 

À ce stade de l’évocation, on en arrive (presque) au cœur du sujet, au motif dickien majeur. Car questionner notre rapport au réel, quel que soit l’angle (l’espace, le temps, toutes ces dimensions étant par essence étroitement intriquées les unes dans les autres) sous lequel on l’observe, c’est, en dernière analyse, questionner la condition humaine. Qu’est-ce que c’est, au fond, être humain ? Pourquoi est-il si essentiel, dans Le Dieu venu du Centaure, d’identifier les trois stigmates – une main robotisée, des dents d’acier, des yeux artificiels – qui distinguent Eldricht, héros maléfique de cette histoire, de l’humanité ordinaire ?

Je ne sais pas qui a conseillé à Ridley Scott d’adapter, parmi toutes les options dickiennes possibles, le roman qui allait donner naissance à Blade Runner. Peut-être le choix d’origine revient-il à Scott lui-même. Quoi qu’il en soit, en identifiant Do Androids Dream of Electric Sheep ? (d’abord assez ridiculement traduit chez Champ Libre par Robot Blues – tous les titres avec le mot « blues » sont à proscrire par principe, demandez donc à Bill Bryson dont on a traduit The Lost Continent: Travels in Small-Town America par la pathétique v.f. Motel Blues) comme le grand roman dickien à transposer au cinéma, Ridley Scott et son équipe ne se sont pas trompés.

Grâce à la médiation cinématographique, Les Androïdes rêvent-ils de moutons électriques ? (1968 pour la v.o., 1976 pour la première v.f. de Champ Libre) apparaîtra (je l’écris au futur car Dick, foudroyé par un AVC en mars 1982, soit trois mois avant la sortie commerciale du film, n’en aura vu qu’une version de travail, inachevée, sa gloire sur grand écran lui demeurant à jamais posthume) comme l’œuvre géniale de Dick – ce qu’elle est, en grande partie. Quasiment contemporaine d’Ubik, l’écriture des Androïdes… correspond à l’une de ses périodes littéraires les plus fécondes, autour de 1966. On y retrouve, assez logiquement, nombre des motifs récurrents de la saga dickienne : la bombe et ses ravages, les apparences trompeuses, une certaine désespérance.

L’inspiration décisive du livre consiste à placer l’altérité humain/machine au cœur de l’intrigue et du dispositif narratif. Question : comment s’y prend-on pour éprouver l’humanité d’un sujet donné – l’humanité véritable ? Et comment identifier à coup sûr, puisque tel est le fil rouge de l’histoire et la mission du personnage principal, le chasseur d’androïdes Rick Deckard, ce que serait un humain trafiqué, même brillamment imité ? Éternel retour du thème des simulacres, la trouvaille géniale du roman étant le test de Voigt-Kampff, une machine mécanique de type détecteur de mensonges permettant de mesurer chez les androïdes (le film choisira de les qualifier de « réplicants », un terme quasiment passé dans le langage courant depuis lors) un certain nombre de paramètres physiques (respiration, dilatation des pupilles, rythme cardiaque, tension musculaire, etc.) dont la conjonction, en dernier ressort, détermine les capacités d’empathie (donc d’humanité) du sujet testé. So brilliant.

 

J’ai un peu laissé de côté, dans ce parcours dickien, les aspects psychologiques ou sentimentaux. Par exemple l’anecdote frappante et tragique de la jumelle prématurément disparue de Dick, Jane – morte quelques semaines après leur naissance commune –, dont le fantôme et l’absence semblent l’avoir douloureusement accompagné tout au long de son existence. Ou encore la figure récurrente de « la fille aux cheveux noirs », archétype des femmes et compagnes qui ont régulièrement peuplé son intimité – et de toute évidence pas toujours pour son bien. Insister sur ce versant de sa vie ne m’a pas semblé d’un intérêt si manifeste et, même si je sais bien que tous les écrivains parlent toujours d’eux-mêmes dans leurs livres, je ne suis pas franchement persuadé que ces fragments biographiques aient à ce point influencé l’œuvre. « Joe Chip, c’est moi » ? Mmouais. Pas si sûr.

Ce qui l’a profondément marquée en revanche, ô combien – et ce sera l’ultime volet de ce bref survol dickien –, c’est la foi, la religion. Peut-être faudrait-il mieux dire, d’ailleurs : la mystique. Dick est un type qui a traversé toute son existence en proie à une intense quête de dépassement, de plus grand que soi (et pour avoir moi-même côtoyé d’assez près quelques spécimens humains en proie à la même recherche, je me sens plutôt assuré de ce que j’avance), sans forcément avoir toujours su ce qu’il cherchait.

Il s’accomplira dans ce registre au cours de ses dernières années, à travers ce que la critique littéraire a appelé « la trilogie divine » : VALIS (v.f. SIVA) écrit en 1978, Valis regained (re-titré The divine invasion, v.f. L’Invasion divine) en 1980 et The Transmigration of Timothy Archer (v.f. La Transmigration de Timothy Archer) en 1981, complétée bien sûr par The Exegesis of Philip K. Dick (v.f. L’Exégèse de Philip K. Dick), monumentale introspection à la croisée de l’essai théologique et du journal littéraire, dont l’écrivain a assuré la rédaction en continu de 1974 à 1982, juste après une expérience mystique (ou hallucinatoire, la question reste ouverte) vécue au printemps 1974. Dick a toujours relaté cet épisode comme un moment de bascule dans son parcours de vie.

Littérairement parlant, ce n’est pas le moment de la production dickienne que je préfère. Mais même avec des réserves, force est de constater que l’entreprise fait preuve d’une puissance d’évocation peu commune. Tout au long de la trilogie, Dick raconte de quelle manière son environnement quotidien (pour faire court : la Californie du nord à la fin des années 70), supposé réel, se délite par moments et par endroits, pour laisser voir ce qu’il en est vraiment : le « vrai » Philip Dick vit en fait dans les premières années de notre ère, sous le joug de l’Empire romain, et fait partie des premiers Chrétiens initiés dans la connaissance du prochain retour du Christ. Autrement dit : l’espoir est là, au coin de la rue, même si l’Empire inflexible, version antique de nos modernes dictatures, est sans pitié à l’égard de ceux qui savent. Ce que Dick, au fil de la trilogie, exprimera dans une formule comparable au « Winter is coming » de Game of Thrones, comme un mantra sans cesse répété : « l’Empire n’a jamais pris fin ». Re-whaou. Dick, c’est tellement barré.

Quelles qu’aient été les motivations profondes de l’auteur dans cette dernière partie de son existence, on peut en tout cas imaginer la stupeur ressentie par la plupart des fans, amateurs et observateurs français et européens de la geste dickienne lorsqu’ils accueillirent l’artiste en personne à Metz en septembre 1977, en tant qu’invité d’honneur du deuxième festival international de la science-fiction. Pour la plupart, ils s’attendaient à rencontrer une sorte de pharmacie psychédélique sur pattes, dont l’aura littéraire paranoïaque puisait forcément aux meilleures sources de la défonce – bref, une espèce de freak californien bien déjanté, tout à fait conforme à la représentation qu’ils s’en faisaient. À la place, ils eurent droit à une sorte de mage chrétien dévot jusqu’à la moëlle, quasiment confit en bigoterie, venus les convaincre de la beauté de sa vision religieuse.

Comme disait parfois Bowie lorsqu’on cherchait à le mettre en porte-à-faux sur tel ou tel point de sa biographie passée : « Mmmh… It’s embarrassing… »

Voilà, c’est déjà terminé. Fin de ce voyage en dystopie dickienne. Quelle prescience. Combien de fois ai-je eu le sentiment, au fil des années, que les visions de Dick étaient littéralement enchâssées au cœur des couches successives qui composent notre vécu, jour après jour.

Je ne sais pas ce que vous procure l’étrange sensation de vivre au cœur d’un monde et d’un présent tout droit sorti du cerveau enfiévré d’un écrivain américain dépressif de la Côte ouest, mort il y a bientôt un demi-siècle – encore un paradoxe temporel.

Pour ma part, c’est un sentiment… d’irréalité. Il aurait sûrement adoré.

 

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Post-scriptum : vous aurez peut-être observé que tout au long de ce texte, j’ai soigneusement évité d’écrire le K (de Kindred) dans « Philip K. Dick ». « Dick » ou « Philip Dick » m’a semblé largement suffisant. Car, oui, n’en déplaise à la voix matinale de France Culture que j’entends ça et là persister contre toute évidence, c’est agaçant, à l’appeler « Cadic », non, il ne s’appelle pas et ne n’est jamais appelé « K. Dick » – mais rien d’autre que Dick, Dick, Dick !