L’Œil du Marmo, chapitre fahive : “Big” John Buscema

Les monographies sur l’histoire de la bande dessinée, et ses auteurs, sont aujourd’hui d’une qualité incroyable. Depuis une dizaine d’années, le lecteur intéressé par l’œuvre d’un auteur peut, comme cela se fait couramment dans les domaines de la musique ou du cinéma, se procurer des ouvrages volumineux, reproduisant des documents inédits et/ou originaux, selon une impression irréprochable, et dotés de textes érudits, écrits par des experts qui connaissent tout, ou presque, de leur sujet. Ces monographies viennent du monde entier, des États-Unis (notamment de chez Fantagraphics et Abrams), du Japon, d’Italie, et d’ailleurs. Celle-ci est sortie début septembre, elle émane de la ferveur d’un fan absolu, historien espagnol de la bande dessinée et enseignant, Florentino Flórez Fernández, et est consacré à un prince du comic book de super-héros, auquel encore aucun essai sérieux n’avait été vraiment consacré : Giovanni Natale Buscema, plus connu sous le nom de John Buscema, né à Brooklyn en 1927, et décédé 74 années plus tard, en 2002, à Port Jefferson, dans l’état de New York. Il s’agit donc d’une entreprise éditoriale à l’échelle internationale qui prolonge une grande exposition qui avait eu lieu à Palma de Majorque en 2009, accompagnée d’un catalogue espagnol, réédité ensuite. Le livre titanesque composé cette année chez Urban Comics résulte de ce catalogue et du travail au long cours emporté par Florentino Flórez. Physiquement, la bestiole fait plus d’un kilo cinq cents, mesure 24 par 32 centimètres, pour plus de 300 pages… diantre !

Fan book par essence, Big John Buscema possède de nombreuses qualités et de très rares défauts. Le plus gros d’entre eux — mais en est-ce un, après tout ? — réside dans le fait que l’ouvrage n’est pas critique vis-à-vis du travail artistique de Buscema, d’autant qu’il a été conçu avec sa femme, Dolores, et leur fille, Diane. Dolores Buscema en signe d’ailleurs une courte et émouvante introduction, dans laquelle elle se remémore sa rencontre avec celui qui sera son mari pendant cinquante années. Hormis ce point, sans doute propre à tous les essais biographiques officiels, l’ouvrage est a contrario rempli à ras bord d’informations éclairées et de visuels admirables. Le texte aborde l’enfance, les racines siciliennes de son père, barbier, le milieu social des Buscema, puis suit la chronologie de la progression professionnelle de John (un temps appelé « Johnny »), de ses premiers pas chez Timely Comics — qui deviendra plus tard Marvel Comics —, en 1948, jusqu’à commenter la fin de sa vie, quasiment. L’iconographie est bien sûr faite de couvertures et d’extraits réalisés à partir des comics books d’origine. Mais sa majeure partie reproduit des planches originales d’une grande beauté, confiées par des collectionneurs de longue date, Faustíno Rodriguez et Michel Maillot, ce dernier à qui l’on doit également une folle bibliographie, proche de l’exhaustivité.

Cette iconographie exceptionnelle permet littéralement de s’immerger dans les dessins de « Big John », qui découvrit à la préadolescence les comics publiés dans les quotidiens, et la peinture classique dans des livres de bibliothèques — en particulier Michel-Ange et Rubens. Si John Buscema est devenu un mythe dans la pop culture des comics, ce n’est pas non plus un hasard. À l’instar de Jack Kirby, dont il a le plus grand mal à se détacher graphiquement, John est un bourreau de travail, au rendement incroyable. Selon son biographe et même si, pour la plupart de ses planches, il n’en produisait que des crayonnés, il aurait commis une année plus de 700 planches, peut-être 1000… c’est dire l’aisance remarquable qu’il avait à dessiner, ce qui n’enlevait rien à son talent. C’est dire par ailleurs que le travail de cet homme, qui a eu bien des velléités d’auteur, s’inscrit dans un secteur artistique et, surtout, industriel. Bon, ce n’est pas une découverte. Mais les textes de Florentino Flórez appuient notamment sur cet aspect des choses, sur le contexte dans lequel telle ou telle série de super-héros qui le firent connaître, The Avengers (le personnage de Vision orne d’ailleurs la couverture du présent livre) ou The Silver Surfer, a été élaborée, ou encore sur les contraintes et aléas, nombreux, de cette industrie du divertissement. Buscema n’a pas toujours été récompensé des efforts et du brio qu’il a manifesté tout au long de sa carrière. Une anecdote parmi d’autres concerne la série des 17 fascicules, sur 18 qu’en comporte la série en 1969-70, de The Silver Surfer. Pour John, le numéro 4 qui aborde une confrontation entre le Surfer d’Argent et Thor est le point culminant de son travail chez Marvel. Abandonnant les mises en page à la Kirby, il expérimente, tente des découpages différents. Malheureusement, Stan Lee n’aime pas, l’expérimentation vire au cauchemar — le déjà célèbre scénariste vouant aux gémonies une page sur deux —, et elle laissera forcément des séquelles.

Pour ma part, j’ai toujours été fasciné par l’art de Buscema, plus spécialement sa façon de mettre en scène le corps, et le vocabulaire graphique qu’il a employé pour distinguer les expressions de ses personnages, et ainsi cerner leurs différentes humeurs. À l’aide de cet ouvrage monographique, on voit bien que cela ne concerne pas uniquement le monde des super-héros. Cette tension corporelle se fait aussi ressentir avec vigueur dans les récits à l’eau de rose qu’il a dessiné — les love comics —, et avec une autre série qui fera plus tard sa gloire, dans les années 1970, à savoir son interprétation de Conan The Barbarian, sur des scénarios épiques de Roy Thomas, alors directeur éditorial de la Marvel. Avec Conan, et malgré le travail en studio, John Buscema s’éclate. Il a détesté dessiner Spider-Man, il adore crayonner, et même encrer souvent, corps et décors de l’univers inventé originellement par Robert E. Howard. Je dois avouer que j’ai beaucoup aimé, moi aussi, les aventures de Conan le Cimmérien, sous l’ère de Big John. Il y avait une intensité dramatique et une virilité sournoise que je n’ai pas retrouvées plus tard, chez les dessinateurs qui lui ont succédé. Il y avait aussi une grande variation de styles, selon que l’encrage était effectué par John lui-même, ou par un autre dessinateur. Autant Tony Dezuniga, par exemple, accompagnait le crayonné de Buscema, autant l’encrage d’Alfredo Alcala le transformait et faisait virer la mise en scène en une ambiance obscure, limite ésotérique. À juste titre, la période Conan de John Buscema représente une bonne section de ce livre. Et à ce jour, vous l’aurez compris, il constitue un récit documentaire précieux, par sa forme et son contenu, à la fois sur l’œuvre d’un des plus grands dessinateurs de comic books de son temps — de tous les temps ? —, mais aussi sur cinquante ans d’industrie américaine des comics.

Big John Buscema, de Florentino Flórez (Urban Books, 326 pages, 39€, septembre 2017). Traduction de Jacques Collin, spécialiste français du comic book, entre autres cofondateur des défuntes éditions Zenda.

 

 

Nicolas Finet

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