Un sacré Gus

De quoi Gus est-il le nom ? Depuis quelques années déjà, et très certainement en partie grâce à cette série, le revival western fait des émules dans le monde de la bande dessinée, sur un registre moins épique et plus pétillant, moins emphatique et plus distancié que ne le furent avant lui Comanche, Jerry Spring, Jonathan Cartland et bien sûr Blueberry, la saga de Giraud / Charlier longtemps tenue pour le mètre étalon absolu et indépassable en la matière.

Le style de Christophe Blain, faussement nonchalant, discrètement ironique, a probablement beaucoup fait pour ce retour d’affection. Et c’est bien sûr ce qui fait le véritable prix de cette série singulière, qui, servie par des couvertures immédiatement identifiables et d’une lisibilité lumineuse – un personnage en plan rapproché et une couleur franche par volume, c’est tout –, attaque donc sa quatrième époque.

Depuis les origines de Gus, ce sont les hors-la-loi, figure totémique de l’imaginaire du western, qui constituent le cœur du motif central de la série, mais sur un mode tour à tour badin et affectueux, parce que ce qui compte, chez les personnages qui peuplent ces histoires, ce ne sont pas tant leurs exploits d’outlaws (une banque, un braquage, une banque, la routine, quoi) que leurs humeurs et leurs émotions, c’est-à-dire leur humanité.

Ce volume-ci ne fait pas exception à la règle. Rien de réellement spectaculaire dans les péripéties qui ponctuent les aventures de Clem, l’un des deux principaux personnages de la série, rien non plus d’absolument novateur dans les techniques de narration. Au-delà de la virtuosité graphique manifeste, et qui ne justifierait quasiment pas qu’on la souligne tant elle s’impose au regard (voir et revoir pour l’exemple, dans ce quatrième volet de Gus comme dans ceux qui l’ont précédé, avec quel mélange d’énergie et de grâce le dessin sait capter et restituer le mouvement), ce par quoi Blain s’impose avec le plus de force et d’évidence, c’est la justesse de ton, la bonne distance de son sujet.

Dans ce monde en construction qu’est l’ouest américain à l’époque de Clem, Gus et les autres, dans un environnement perpétuellement mouvant où la loi et l’ordre émergent à peine (ce qu’avait parfaitement dépeint, dans le registre audiovisuel, la série Deadwood), les frontières sont poreuses entre les activités honorables et celles qui le sont moins. Clem, bandit de grand chemin lorsqu’il est loin de ses bases dans le Nevada ou l’Utah, redevient un prospère entrepreneur en quincaillerie lorsqu’il revient à San Francisco, entre deux coups. Autant pour l’origine des bonnes et moins bonnes fortunes : comme disait quelqu’un, ne me demandez pas comment j’ai fait mon premier million. D’où il ressort qu’au-delà de l’argent et du rendement des actions de l’Union Pacific, ce qui meut les individus, c’est avant tout leurs rapports aux autres : les élans du cœur, du cul, de l’amitié, de l’émulation, de la détestation ou des valeurs familiales.

Ce à quoi excelle Christophe Blain en explorant ici, entre autres choses, les relations fusionnelles, charnelles et parfois ambivalentes qui unissent Clem à sa femme, elle-même ex braqueuse de banque devenue auteure douée de dime novels à succès dévorés sur la Côte Est, à sa fille Jamie, qui n’a pas attendu l’âge adulte pour s’enquérir des moyens de faire fortune, et bien sûr à ses potes de bringue et de virées Gus et Gratt. Au passage, on croise toute une théorie de seconds rôles parfois saisissants, à l’image de la réinterprétation d’une légende du rock américain, feu Captain Beefheart alias Don Van Vliet (1941 – 2010), en peintre et poète psychopathe à la cervelle sauvagement trépanée à la barre à mine… Jubilation sans mélange de l’auteur libre de revisiter comme il l’entend les icônes de son panthéon personnel, et tant mieux si quelques-un(e)s de ses lecteurs/trices y retrouvent leur compte, comme c’est le cas de l’auteur de ces lignes.

 

Je me souviens des derniers mois de l’année 2001, à l’époque où j’officiais au sein du comité de sélection de certain festival de bande dessinée du sud-ouest de la France, et de l’emballement sincère de Martin Veyron, alors plus récent lauréat du grand prix dudit festival, à la découverte de ce qui était alors le premier tome de la série Isaac le pirate. Il n’y a pas mieux qu’un auteur de bande dessinée pour débusquer le talent d’un autre auteur de bande dessinée. Enthousiaste, Martin n’avait pas tari d’éloges sur le savoir-faire tant graphique que narratif de Christophe Blain – et, bien sûr, il ne s’était pas trompé : moins de trois mois plus tard, Blain décrochait pour son Isaac le pirate le prix convoité de meilleur album de l’année. C’est tout ce qu’on souhaite à ce Gus dont l’assurance, la personnalité et l’originalité du ton ont déjà fait date.

Gus – T.4 : Happy Clem, de Christophe Blain (Dargaud, 104 pages, 16,95€)

Nicolas Finet

Laisser un commentaire