Inhumain, ou presque

Voilà le genre d’album que j’attaque en général avec une gourmandise certaine. Science-fiction au programme – et chez un éditeur connu pour laisser à ses auteurs tout l’espace nécessaire pour s’ébattre, pensez. Alors, sachant que la SF est avant toute chose une littérature d’idées (et j’inclus évidemment la bande dessinée dans la chose littéraire), qu’ont-ils bien pu mettre en place, ces trois-là (Thibaud de Rochebrune au dessin et le tandem Valérie Mangin / Denis Bajram au scénario), qui justifie qu’on les suive une bonne centaine de pages durant ?

Après immersion attentive, ce qui me reste de la lecture d’Inhumain, c’est le sentiment d’un voyage accompli, assez classique certes, mais bien mené – ou comment revisiter une suite de figures devenues, en près d’un siècle de SF, plus ou moins archétypiques, et tâcher au passage d’ouvrir quelques portes.

L’entrée en matière est représentative de la démarche : envoyé en éclaireur d’une arche spatiale transportant son lot de colons humains, un petit vaisseau d’exploration se crashe sur une planète océanique. Aucun espoir de retour pour les cinq passagers survivants – quatre êtres humains et un robot nommé Ellis, tiens, tiens… –, qui ne doivent qu’à l’intervention inespérée de créatures à l’allure de poulpes de pouvoir rejoindre une île volcanique isolée. Pourront-ils survivre dans le dénuement qui menace, même secourus par les hommes primitifs déroutants qui vivent là, et que leur apparente docilité rendrait presque rassurants s’ils n’étaient aussi cannibales ?

Récit d’exploration, donc. On pense à King Kong pour le décor, forcément à Alien pour le casting, et à la myriade d’aventures que bien des auteurs de SF bons ou moins bons, dans la foulée des histoires d’explorateurs du temps jadis, ont brodé sur ce genre de canevas. Mais restez encore un peu, car la narration s’étoffe. Conscients que quelque chose se trame derrière les apparences presque banales de leur nouveau lieu de résidence, les naufragés de l’espace se hasardent (je vous passe les détails, car à quoi servirait, sinon, que Thibaud de Rochebrune se soit décarcassé à dessiner tant de planches d’une ampleur graphique peu commune ?) à l’intérieur du cône volcanique qui les surplombe. Lequel s’avère être, évidemment, bien autre chose que ce qu’ils avaient imaginé.

Burroughs et Pellucidar, alors ? Non : Serge Brussolo. À l’époque, un peu lointaine maintenant, où je suivais dans Les Nouvelles littéraires, (À Suivre) et ailleurs la production SF de cet auteur révélé à l’orée des années 80, je m’étais souvent senti impressionné par sa capacité, à partir d’une situation narrative donnée, souvent d’apparence absurde, à en extrapoler jusqu’à l’extrême et en toute rigueur les conséquences logiques, si délirantes soient-elles. Jusqu’à l’os, si on veut. En utilisant un procédé voisin et plus récemment, l’Anglais Will Self s’était illustré de manière similaire dans Le Livre de Dave (L’Olivier, 2010) en élaborant dans une apparence de rationalité le legs spirituel, à cinq cent ans de distance et après cataclysme, d’un personnage de chauffeur de taxi londonien puissamment raciste et misogyne. Tour de force.

Valérie Mangin et Denis Bajram procèdent de même ici, en explorant minutieusement chacune des facettes très singulières de l’univers souterrain qu’ils font parcourir à leurs personnages – le tout selon un schéma d’organisation dont on découvrira finalement qu’il ne doit rien au hasard (la logique que j’évoquais plus haut) et tout à (bip – on ne spoile pas). C’est cohérent, bien mené, et on apprécie autant la rigueur de la construction que les trouvailles visuelles dont elle s’accompagne. Il y a même, au détour de la découverte d’une nouvelle communauté humaine dans les entrailles de la planète, un clin d’œil à la saga du numéro 6 : « Bienvenue au Village ! » Portmeirion dans les entrailles de Pellucidar, ça ne manque pas de cachet.

Au terme du parcours, et là je vous spoile une partie du dénouement, mais c’est pour les nécessités de la démonstration, les amateurs de SF (vous êtes toujours là ?) apprécieront la pirouette finale en forme de clin d’œil à Stanislas Lem et Solaris (première édition française chez Denoël, collection Présence du futur, 1966). Comme dans le roman de l’écrivain polonais, l’océan qui occupe la quasi-totalité de la planète s’avère une entité pensante et agissante, douée d’une sorte de personnalité collective capable de communiquer télépathiquement avec les intrus humains. Et terrifiée par ce qu’elle perçoit de puissance prédatrice et destructrice potentielle chez les nouveaux venus…

Bref et pour le résumer simplement : l’humanité comme un virus dont on ne parvient plus à se débarrasser. Ça m’a rappelé quelque chose. Toute ressemblance avec des événements réels, etc.

 

Inhumain, de Valérie Mangin, Denis Bajram et Thibaud de Rochebrune (Dupuis, collection Aire Libre, 112 pages, 24,95€)

Nicolas Finet

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