Et c’est ainsi que Joost Swarte est grand !

Même s’il est dans les parages de la bande dessinée depuis… un certain temps, on n’est pas si souvent gratifiés d’un nouveau livre signé Joost Swarte. Raison de plus, donc, pour se pencher avec attention sur ce somptueux New York Book qui comme son titre l’indique rassemble, sur un peu plus d’une centaine de pages, bon nombre des travaux réalisés par le dessinateur néerlandais pour le périodique américain The New Yorker, qu’on ne présente plus.

On m’objectera qu’il ne s’agit pas stricto sensu de bande dessinée – et ce n’est pas faux. Plus qu’un travail de fiction ou même de narration en images, New York Book relève bien davantage du recueil d’illustrations. Alors quoi ? C’est que les images de Swarte, surtout lorsqu’elles sont destinées à un espace aussi contraint qu’une couverture de magazine, sont depuis toujours si puissantes, si intenses, qu’elles méritent amplement qu’on s’y arrête un peu plus longtemps. Ne serait-ce que pour s’apercevoir que la plupart d’entre elles, justement et contre toute attente, racontent aussi une histoire, souvent beaucoup plus complexe que les apparences pourraient le laisser croire.

Ainsi cette image publiée par le magazine en avril 2006 en illustration d’un article de Jane Kramer intitulé « The Dutch Model ». Pour mettre en scène les questions sociales aux Pays-Bas, son pays, Swarte a choisi de le représenter comme un archipel, chacun des îlots (géométrique, évidemment, car la géométrie et la perspective sont autant de vertus cardinales dans le vocabulaire graphique de Swarte) mettant en scène tel ou tel aspect des tensions à l’œuvre sur place : islamisme militant, question des migrants, crispations identitaires, médias en proie au tumulte et aux menaces, modèle traditionnel remis en question, etc., avec pour figure centrale le corps du cinéaste assassiné Theo Van Gogh (1957 – 2004). En surface, c’est tout simple, avec une limpidité du trait qui vise, semble-t-il, à la lisibilité maximale. Mais c’est aussi, comme très souvent chez Swarte, une image dans laquelle il est aisé de se perdre, avec une multitude de points d’entrée et des points de vue qui sont tout sauf univoques.

 

Voilà exactement ce qui m’a toujours fasciné dans l’univers de Joost Swarte. Cette apparence de légèreté, presque de futilité parfois, qui se laisse regarder avec candeur et pourtant sait si bien suggérer que par-delà ce qui se donne à voir, les niveaux de lecture s’entrechoquent, parfois jusqu’au vertige. De prime abord, l’image paraît souvent lisse, presque neutre. Comme dépourvue d’aspérités. Mais évidemment, c’est un leurre, une illusion. La célébrissime « ligne claire » et sa recherche de limpidité (l’apparence, encore) ne sont là que pour présenter les artifices de l’épure, de l’efficacité par le dépouillement. Lisibilité maximum ? À première vue, on serait malavisé de prétendre le contraire. Alors qu’en fait de simplicité, c’est exactement le contraire qui est en jeu, de manière sous-jacente. En réalité, presque tous les dessins de Swarte sont piégés

Le jeu virtuose sur les structures et les perspectives y est pour beaucoup, bien sûr. Familier de longue date de l’architecture, Joost Swarte excelle à inventer bâtiments sens dessus dessous, lignes de fuite renversées, aberrations optiques et chausse-trappes logiques où l’œil se perd – et le cerveau avec lui. Introduire du déséquilible au sein de ces lignes si nettes, voilà l’affaire. Dérouter par le comble de la clarté. Autrement dit : plus c’est clair et moins ça l’est, ainsi que l’expose avec des arguments irréfutables l’excellente étude de Jean-Louis Roux « Des nœuds sans dénouement », présentée dans New York Book en appendice des dessins du maître. Sans oublier un autre talent que, me semble-t-il, on ne souligne pas suffisamment : l’art du mouvement – là aussi si manifeste, si évident, si naturel qu’on en passerait presque à côté.

C’est sans doute dans tout cela, au fond, que réside la subtilité de cette esthétique imparable, rôdée depuis une bonne quarantaine d’années. Une forme de suprême manipulation de nos esprits, de parasitage clandestin de nos circuits logiques. L’air de rien. Plus c’est clair et moins ça l’est, oh, oui. Peut-être est-ce aussi pourquoi l’œuvre de Swarte est si peu prolixe. Comme s’il avait d’emblée trouvé la manière d’en dire beaucoup avec très peu – alors pourquoi multiplier les livres, je vous le demande ? Et à travers chaque image individuelle, avec ses apparences d’immédiateté hyper-lisible et son incroyable puissance de stylisation, la possibilité d’ouvrir une fenêtre sur quelque chose d’infini, ou presque. La forme devenue le fond, et réciproquement. Impeccable, absolument.

New York Book, de Joost Swarte (Dargaud, 120 pages, 24,95€)

PS : Et juste pour le plaisir, je vous reproduit ci-après l’absolument indispensable L’Art moderne de Joost Swarte, publié en son temps par Les Humanoïdes Associés. C’était il y a presque quarante ans et tout était déjà là, ou presque.

Nicolas Finet

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