La filiation constituait le cœur de La Terre des fils, le précédent livre de Gipi, que je tiens pour l’un des plus grands albums de bande dessinée paru ces trente dernières années, toutes origines confondues, et que j’avais chroniqué ici même, entretien avec l’auteur à l’appui (https://nicolasfinet.net/magistral-gipi/). Et c’est encore une histoire de filiation qu’il nous propose au fil des 160 et quelque pages de cet étrange album composite au titre intriguant.
« Étrange » parce que la structure de ce récit, de prime abord, déconcerte. Dès les premières pages, on entre dans une sorte d’univers à la Robert Altman, fait de short cuts qui se télescopent les uns les autres, en séquences courtes parfois entrelacées, sans solution de continuité immédiatement discernable. Et « composite » parce que la juxtaposition délibérée de ces ambiances, presque dissonante, crée sur le moment un sentiment de patchwork qui peut dérouter.
Mais évidemment on fait spontanément confiance à l’art de la narration de Gipi pour donner sens à cette construction aventureuse, qui fait se côtoyer un groupe d’astronautes égarés sur une planète inquiétante, des comédiens encadrés par un vétéran du Vietnam sur le tournage d’un film de guerre, un humain primitif d’avant la naissance du langage, un sniper finnois face aux troupes russes en 1940, un gamin lumineux en slip de bain et un homme de spectacle qui se retrouve, seul et un peu perdu, au chevet de sa mère mourante.
C’est le parcours de ce dernier qui contribuera, assez vite, à façonner l’ossature et les véritables contours de cette histoire : un récit de filiation, donc, avec en toile de fond les questions, lancinantes, de la transmission et du deuil. Comment se résoudre à voir partir nos proches – surtout lorsque leur sortie de scène prend les allures de la déchéance physique ? Et que faut-il faire de ce qu’ils nous laissent ? Notre homme est un amuseur public, c’est son métier. Alors il entreprend d’improviser, à partir de l’agonie de sa mère et de ses histoires de clinique, entrecoupés de flash-back venus de son enfance, un sketch qui servirait d’introduction à son spectacle de stand up. Le show, il le sait très bien, ne sera pas dénué d’une certaine vulgarité ; il se pourrait même que cette vulgarité assumée s’avère dérangeante pour qui écouterait vraiment. Mais avec le secours de quelques rires enregistrés (c’est le sens des « faux applaudissements » du titre), il faudra bien que ça passe…
La trajectoire erratique et solitaire de ce fils égaré, ses interrogations intimes ou explicites au téléphone avec une épouse qu’on ne verra jamais, dessinent en pointillé le parcours d’une vie, à la fois riche et vaine, exactement comme les nôtres. Et avec le contrepoint d’un réel et d’une actualité – entraperçus à travers les imprécations d’un populiste italien à la radio ou un dialogue un peu vide avec une infirmière –, qu’on devine étouffants. Le vertige d’exister. L’horreur du monde. L’angoisse existentielle de chaque humain, depuis qu’il en existe sur cette planète et quelques autres. Et au bout du compte, c’est le final ouvert de cette existence ainsi feuilletée comme au hasard, les images irradiantes d’un bain de mer estival tout droit venues de l’enfance, du temps que maman était encore jeune.
On comprendra que je n’éprouve pas le besoin d’épiloguer sur la puissance graphique de cette méditation tour à tour douloureuse et solaire. Gipi est un maître, dont le vocabulaire visuel et la maîtrise de la composition sont établis depuis son premier coup de maître en 2006, Notes pour une histoire de guerre. Merci pour cet album somptueux et bouleversant.
Moments extraordinaires sous faux applaudissements, de Gipi (traduit de l’italien par Hélène Remaud, Futuropolis, 168 pages, 23€)