Magistral Gipi

 Des récits aussi ambitieux, puissants et capitaux que celui-ci, on n’en voit passer qu’un par décennie, et encore. Et c’est avec des réalisations du calibre de La Terre des fils que la bande dessinée peut en remontrer à la littérature ou à n’importe quel autre art réputé « majeur ». Voilà pourquoi le livre de Gipi, magistral, inouï, est déjà sans discussion le meilleur album de l’année 2017.

 

LA CHAÎNE DU LIVRE – L’INTERVIEW DE GIPI – NICOLAS FINET MARS 2017 from MEDIASHAKE on Vimeo.

 

Sur les causes et les motifs qui menèrent à la fin,

on aurait pu écrire des chapitres entiers dans les livres d’histoire.

Mais après la fin aucun livre ne fut plus écrit.

Tel est le prologue à La Terre des fils, même si cette adresse figure aussi en quatrième de couverture, comme un point final ( ?) à ce récit implacable et cruel. La qualité de l’écriture, sur un préambule aussi court, dit assez le niveau d’ambition du projet. Cette Terre-là est vide, ou peu s’en faut. On devine que c’est la nôtre – sans doute. Ou en tout cas qu’elle le fut, peut-être. L’humanité qui l’habite encore (mais on devrait plutôt dire : qui la hante) est éparse, fragmentaire. Et défaite : le monde est empoisonné, détruit, presque invivable, revenu d’on ne sait quelle catastrophe trop grande pour être dite. À aucun moment d’ailleurs on ne saura de quelle nature fut le cataclysme, car là n’est pas la question. Ce qu’a voulu raconter Gipi est ailleurs ; du côté de la tripe, de la chair, de ces êtres presque rendus à l’animalité qui s’échinent encore à rester un peu humains.

Il y a du reste fort peu de personnages, dans ce récit d’au-delà de l’histoire. Un père, rugueux, violent, mutique, sur le qui-vive. Ses deux fils adolescents élevés à la dure et qu’il faut préparer à la survie, comme on dresse des bêtes sauvages. Les frapper parfois, sans états d’âme, pour que la leçon soit apprise, sous la contrainte. Et puis autour d’eux un ciel plein de menaces, un grand vide marécageux, toxique, et quelques présences fantomatiques : le voisin Anguillo, qui n’a pas mauvais fond mais sait-on jamais, dans un monde pareil ; celle qu’ils appellent « la sorcière », faute de mieux ; les jumeaux grossetête, Lorenzo et Matteo, à qui les poisons ont fini par faire gonfler le crâne. Et plus loin à une bonne demi-journée de là, mais on ne l’apprendra que plus tard, du côté de l’ancienne usine de raffinage, un groupe sauvage de survivants, soudés par l’anthropophagie.

Il n’en faut pas davantage à Gipi pour composer un récit tendu, sur un format peu courant de presque trois cent planches. Et le fait est qu’il n’en faut pas moins, pour installer en virtuose ces atmosphères tour à tour lumineuses et plombées, ces ambiances tissées de menaces indistinctes et surtout ce qui se noue, sans le secours des mots ou presque, entre le père et ses garçons, entre les garçons entre eux. Comment dire l’effroi de cet homme, lui qui se rappelle le monde d’avant, face à la sauvagerie de ses propres enfants ? Sa volonté farouche de les protéger, de les armer pour les horreurs annoncées ?

La transmission d’une génération à une autre est d’autant plus abrupte, plus poignante, que Santo et Lino, les deux garçons, sont illettrés, et n’ont pas comme le père le concours de l’écriture et de la lecture pour tâcher de mettre des mots sur le vécu, les émotions, les souvenirs. Comme naguère les reliques écrites incompréhensibles collectés par les communautés monastiques d’Un Cantique pour Leibowitz (Walter M. Miller, 1960), le carnet du père, et au-delà les textes qu’il contient, nimbés de mystère car inaccessibles à ses fils, deviendront peu à peu un enjeu, le symbole paradoxal de ce qui compte par dessus tout, mais n’est plus. Soucieux de rendre encore plus tangible ce renversement de valeurs, Gipi leur a inventé, dans le même souci de vraisemblance, une sorte de novlangue à eux, abrupte et déroutante, truffée de raccourcis et d’impasses. L’occasion de saluer la traduction d’Hélène Dauniol-Remaud, dont on mesure sans peine la difficulté du travail et qui réussit néanmoins à transposer en français l’étrangeté de cette communication du désastre.

Pour interpréter La Terre des fils au plus près de sa brutalité primitive, Gipi a choisi un traitement graphique sec et dépouillé, dans un noir et blanc à la fois minimaliste et exigeant seul capable, sans doute, de restituer toute l’âpreté du monde qu’il dépeint. Ni couleurs, ni récitatif, peu d’ellipses ; une histoire à l’os, dans laquelle il est aisé de s’immerger, tentant de se perdre. Bien sûr, on pense forcément à La Route de Cormack McCarthy, autre grand œuvre SF de la désespérance et de la folie humaines, évocation hallucinée d’un monde irrémédiablement dévasté d’où ne surnage que la figure d’un père acharné à protéger son fils. Mais j’ai pensé aussi, et souvent, au tout premier livre du dessinateur, Notes pour une histoire de guerre, traduit en français en 2005 et illico récompensé par plusieurs prix. Alors membre du pré-jury qui établissait la liste des albums en compétition pour un célèbre festival du sud-ouest de la France, je me souviens parfaitement du choc partagé par tous les participants à cette instance à la découverte du travail de Gipi, et de notre sentiment d’urgence à distinguer absolument cet album d’exception. À plus d’une décennie de distance, il me semble retrouver dans les personnages de Lino le sauvageon et de son frère d’errance un écho lointain des jeunes hommes de Notes pour une histoire de guerre, appelés à devenir les guerriers clandestins d’une Europe en déréliction.

Redoutons que l’âge des ténèbres prophétisé par Gipi ne survienne pour de bon – le pire étant qu’il est devenu plausible, hélas. Mais d’ici là réjouissons-nous de ce que la bande dessinée, comme elle sait le faire de temps à autre, puisse susciter des livres aussi considérables que celui-ci. Gipi s’amusait, lors de notre rencontre pour réaliser la vidéo qui ouvre ce compte-rendu, de la réaction de certains de ses amis dessinateurs en Italie à la parution de l’album, qui faisaient mine de s’indigner (mais avec affection) qu’il ait pu mener à bien pareil projet : mais, lui disaient-ils, comment allaient-ils bien faire, eux, pour continuer à oser dessiner après pareil monument ? S’imagine-t-on sérieusement faire des films après Les Temps modernes ? Ecrire des polars après Ellroy ou de la SF après Herbert ?

Je ne suis pas certain qu’ils n’aient pas été dans le vrai.

La Terre des fils, de Gipi (Futuropolis, 288 pages, 23€)

Nicolas Finet

Laisser un commentaire