Avant Brecht Evens, il y avait la bande dessinée. Mais depuis qu’il est entré en scène, on s’est rendu compte qu’il existait peut-être une nouvelle étape dans l’évolution du 9e art – une sorte de seuil évolutionniste, au sens darwinien du terme : la luxuriance en bande dessinée. Difficile de dire par avance, évidemment, ce qu’il pourra bien rester de cet apport dans la bande dessinée d’ici dix, vingt ou cinquante ans. Mais ce qu’on peut avancer avec certitude, c’est que, de même qu’il n’a plus été possible de pratiquer exactement de la même manière le genre qui nous occupe une fois survenu le surgissement du roman graphique, de même l’approche de la couleur n’aura certainement plus cours à l’identique après les jaillissements de cet animal-là. Dont la production la plus récente, Les Rigoles, fait d’ores et déjà partie des livres clés de l’année en cours.
Je n’essaierai pas vraiment de vous raconter ce qu’il y a exactement dans Les Rigoles. D’abord parce que, comme la poésie, cela tient en partie d’un certain mystère. Une émanation, un parfum. Une empreinte. Ça ne se raconte pas, ça se ressent, ça se hume. Et puis ce n’est pas racontable, au sens premier du terme. Dans Les Rigoles (le nom d’une belle brasserie de l’est de la capitale où l’auteur, désormais parisien bien qu’il soit belge d’origine, a pris ses habitudes, et où il a composé une bonne partie de ce livre-là), il y a des êtres qui se cherchent, qui se touchent, qui se trouvent, qui se moquent et qui s’amusent, tout un joyeux (et encore, le mot est faible) capharnaüm qui a la nuit en partage, et par-dessus tout le goût d’en jouir, absolument.
Une composition chorale, en somme, au sens où Robert Altman le faisait dans Short Cuts, avec des vies fragmentaires qui s’entrecroisent et s’entrelacent et s’enivrent les unes des autres. Comme Riad Sattouf dans La vie secrète des jeunes, Evens triture des notations attrapées au vol à même le motif, au hasard des jours. Il jubile, et nous avec. Ça danse, ça rêve, ça cascade et ça démantibule. C’est en roue libre, instinctif, intuitif, spontané – ça fourmille de détails et pourtant aucun d’eux ne prend le pas sur les autres puisque, comme devant une toile, c’est la composition qui fait sens.
La manière graphique, c’est-à-dire le geste, y compte évidemment pour beaucoup. Il y a quelque chose de sauvage, de capiteux dans ces images qui multiplient les angles, les points de vue, les cassures de rythmes, les renversements de perspective. Couleurs et matières (les effets de transparence notamment) sont travaillées avec un soin extrême – mais aussi avec une liberté d’inspiration qui m’a constamment rappelé l’écriture automatique des surréalistes ; que le flamand Brecht Evens soit originaire des mêmes horizons que Mariën, Scutenaire, Magritte et quelques autres m’y a bien sûr encouragé.
Bref et en peu de mots, ne surtout pas se priver d’une plongée dans la chatoyante rutilance (ça se dit, ça ? allez, je l’écris quand même) des Rigoles. Vous verrez, vous n’en reviendrez pas.
Les Rigoles, de Brecht Evens (Actes Sud BD, 336 pages, 29€)