Route de sang

La loose, grand format. Et quand c’est en Amérique que ça se passe… Étant assez amateur de ces ambiances que j’ai souvent côtoyées (sauf le Nebraska qui, les natifs de North Platte ou Kearney voudront bien m’en excuser, ne manque pas vraiment à ma carte personnelle du Nouveau Monde), j’ai d’abord cherché à quel versant du roman noir l’histoire que raconte Moynot dans No Direction me faisait le plus spontanément penser. Pas Ellroy, non, bien plus intéressé par les figures du mal que par celles de la déchéance ordinaire. Plutôt Goodis, pour la poisse dont on dirait qu’elle colle aux pages, ou encore Hammett, pour la violence qui suinte. Et puis assez vite, j’ai arrêté de chercher des correspondances, parce que l’important dans ce genre d’histoire, c’est le souffle, la cadence. Le tempo. Se laisser porter et emporter.

Et du souffle, Moynot en a, pas de doute, pour raconter l’errance titubante et presque sans but des deux jeunes proscrits qui lui servent de héros. Exclus du grand jeu de la vie, Jeb et Bess, pas quarante ans à eux deux, le sont presque de naissance. Ils ont pris cher rien qu’en venant au monde, si on peut dire. Et la maltraitance ordinaire qui sert de loi aux franges les plus sordides du lumpenprolétariat américain s’est chargée, au fil de leurs enfances massacrées, de bien leur plomber l’affaire.

Alors forcément, l’âge presque adulte venu, ce lourd bagage les a méchamment mis en rogne, ces deux-là. Et les voilà partis pour régler leurs comptes avec le monde entier, les armes à la main, enchainant les étapes improvisées d’une trajectoire hasardeuse qui les mène, en gros, vers l’ouest. Un parcours qui pourrait presque s’avérer pittoresque, n’étaient les cadavres semés par le petit couple tout au long de la route, pointillé sanglant qui finit, c’est obligé, par faire tache.

On saisira progressivement que ce qui les motive – s’il fallait trouver des motifs, mais on pourrait tout aussi bien s’en passer –, c’est une forme de revanche diffuse, parce qu’inexprimée, sur leurs souffrances passées. Lui fait dérouiller les prédateurs sexuels, surtout pédophiles, elle les femmes abusives et autoritaires. Du coup on comprend un peu mieux l’empathie qui nous saisit, informe, mais bien réelle, à leur fréquentation.

C’est une chasseresse lâchée sur leurs traces, enquêtrice du FBI sans états d’âme mais pas sans élans, qui peu à peu précisera le portrait des deux fugitifs, à mesure que s’étoffe leur cavalcade homicide. J’ai apprécié ce surprenant personnage de dogue en talons hauts, précise, sèche et chaudasse à ses heures – comme j’ai aimé bon nombre des seconds rôles que Moynot a semé au fil de son récit, gentille petite foule de siphonnés sympathiques ou flippants, ou les deux, comme seule sans doute cette Amérique-là sait les fabriquer. Ajoutez-y, comme chez Manchette, le refus (ou l’évitement) des introspections psychologiques et vous aurez compris pourquoi on peut vraiment s’attacher à ce No Direction brutal et sec. Pas trop besoin d’expliquer les choses. Ou alors a minima. Ce qui est, est. Rideau.

Bonus pour finir : le travail d’édition des éditions Sarbacane, impeccable comme souvent, qui a eu la bonne idée de ponctuer les entrées de chapitres de couvertures façon fascicules de comics, jusqu’au choix de papier, qui renforce encore la crédibilité du projet. Bien vu.

No Direction, de Moynot (Sarbacane, 180 pages, 24€)

Nicolas Finet

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