Boxeurs et poètes

Quelle affiche ! Jack Johnson – Arthur Cravan : deux flamboyances, deux trajectoires incandescentes, deux singularités. Le plus surprenant, quand on ne connaît pas l’histoire, étant que cette affiche, au sens sportif du terme, a réellement existé : le 23 avril 1916, à Barcelone en Espagne, Cravan et Johnson, l’un comme l’autre déjà revenus d’à peu près tout et chroniquement en manque de liquidités, s’affrontaient sur un ring pour un combat que leurs détracteurs s’empresseraient, semble-t-il avec raison, de dénoncer comme une duperie.

C’est le pivot d’Il était 2 fois Arthur (Jack était né John Arthur Johnson – mais pseudo pour pseudo Arthur Cravan, expert en masques et faux-semblants et de son vrai nom Fabian Lloyd, ne s’appelait pas Arthur non plus). Non pas le sujet même de ce gros livre (180 pages), mais son cœur, son point de bascule. À partir duquel Nine Antico au scénario et Grégoire Carlé au dessin déploient, dans une déconcertante structure narrative en miroir, une exploration attentionnée des destinées hors-norme de ces deux zouaves taillés comme des montagnes.

Honnêtement, je ne sais pas pour lequel de ces personnages j’éprouve le plus d’affection (ou d’indulgence, ce qui revient au même), tant l’un et l’autre détonnent (au sens où un explosif détonne) dans le monde qui les a vus naître. Grandes gueules, hâbleurs, arrogants, prétentieux, menteurs… En principe, je n’ai que très peu d’appétence pour ces profils de ramenards m’as-tu-vu (j’ai des noms) – et pourtant, est-ce un effet de la distance historique, je ne peux pas me défaire d’une réelle empathie envers eux, peut-être parce que ni l’un ni l’autre n’ont reçu en cadeau ce qui a fait leur gloire éphémère. Leur légende, ils l’ont construite et en ont joui à coup d’éclats, d’excès, de subversions, d’audaces, en magiciens du spectacle et de l’instant et avec un goût de la liberté d’une radicalité confondante. Le Noir qui se prenait pour un Blanc, le Blanc qui aurait voulu être Noir – passe à ton voisin.

Quoique ce soit probablement de Johnson que je me sente au fond le plus proche : il est noir, il est Américain et j’ai appris à le connaître d’un peu près depuis que mon ami l’écrivain Claude Meunier, naguère confrère et comparse aux Nouvelles Littéraires, me l’a fait découvrir voilà bien des années dans son élégant Ring Noir (Plon, 1992, sous-titre : « Quand Apollinaire, Cendrars et Picabia découvraient les boxeurs nègres »), dont je ne saurais trop vous recommander la lecture. Voici quelques lignes de ce qu’il écrit : « Poètes et boxeurs partagent depuis toujours le même sort éphémère, quand un seul coup sépare le travail quotidien sombre et épuisant, dans la salle de boxe ou l’atelier, de la gloire et de la lumière, de la reconnaissance par les pairs. Un coup, un vers et tout peut basculer : l’obéissance bornée de l’artiste ou du champion à sa destinée rêvée est vacillante (…) ». Et encore : « Le poids sur les épaules de Jack Johnson était lourd : les poètes clairvoyants avaient compris que l’accoutrement du champion n’avait pour but que la beauté surnaturelle de s’élever en partant d’un seul beau corps, de changer l’ordre du monde en partant du ballet des deux combattants. »

À supposer que vous ne connaissiez pas déjà l’histoire plus grande que nature de Cravan et Johnson, je ne vous résumerai pas la substance d’Il était 2 fois Arthur – car à quoi servirait, sinon, que le tandem Antico – Carlé se soit décarcassé ? Il suffira de les lire – tout en rappelant que leurs choix scénaristiques sont toujours pertinents, qui mettent l’accent sur les outrances et les élans vitaux des deux artistes (Jack était au moins autant artiste du ring qu’Arthur l’était de l’art-attentat ou de ce qu’on n’appelait pas encore le happening ou la performance) plutôt que sur un travail analytique.

Nine Antico s’est engouffrée sans retenue dans ce registre narratif, et d’autant plus volontiers qu’elle trouve en Grégoire Carlé (une demi-douzaine d’albums à L’Association en une dizaine d’années) un interprète graphique de très haut vol. En admirant ses noirs et blancs intenses et provocateurs, j’ai très souvent pensé – et je ne suis évidemment pas le seul – à José Muñoz et à Alack Sinner. Comme dans les magnifiques histoires du Bar à Joe, c’est abrupt, incisif, déconcertant, déstructuré et souvent étrangement songeur, comme si le dessinateur se tenait à distance, observateur de son propre travail et presque surpris par ce qui surgit sous son pinceau.

La poésie, probablement.

Il était 2 fois Arthur, de Nine Antico et Grégoire Carlé (éditions Dupuis, collection Aire Libre, 180 pages, 28,95€)

Nicolas Finet

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