Habsbourg un jour…

Charlotte impératrice aurait pu sans problème paraître en leur temps dans les pages de Pilote ou (À Suivre). Pour y incarner une certaine idée du romanesque en images ou, comme on ne le disait pas encore, du roman en bande dessinée. Non pas que ce soit férocement novateur, comme ont pu l’être par exemple, pour ne citer que quelques référents convoqués un peu au hasard dans l’univers du biopic historique, des œuvres-repères comme le Bouddha de Tezuka ou plus récemment l’Olympe de Gouges de Catel et Bocquet. C’est plutôt que l’entreprise, adossée à un travail de recherche documentaire et historique qu’on devine conséquent, apparaît partout d’une solidité remarquable – disons le fond de sauce, puisque c’est un peu de cuisine narrative et scénaristique dont il est question –, et constamment ponctuée de trouvailles et de mises en perspectives qui en relèvent la saveur : le tour de main, le prestige, comme dirait Christopher Priest.

Le costaud de l’affaire, c’est d’abord le portrait historique d’une Europe politique à la fois puissante, arrogante et déjà déliquescente. Au sein des cours européennes au mitan du XIXe siècle (1859), on vendrait son âme pour lier son sort aux Habsbourg, la lignée qui compte dans le concert des puissances continentales d’alors. Et c’est exactement le calcul du roi des Belges Léopold 1er (pas le boucher du Congo, ça c’est après, pour l’heure il s’agit de son père), qui a défaut de vendre son âme prend le parti de placer sa fille, Charlotte, au mieux de ses intérêts dynastiques. Pas d’états d’âme, c’est bien de stratégie qu’il s’agit. Voire de stratégies de survie, tant le destin de ces familles régnantes peut parfois tenir à si peu. Le tableau est précis, presque chirurgical dans son exposé des faits et de la brutalité des méthodes.

La princesse Charlotte de Belgique, donc, sera unie à un Habsbourg. Hélas pour elle (mais heureusement pour nous, car sans drame, pas d’histoire), c’est du tocard de l’étape dont elle hérite (je simplifie). Tout juste mariée et déjà vouée à la chute. Car l’époux qui lui échoit, Maximilien d’Autriche, archiduc de son état, a eu (dans son environnement, c’est carrément une tare) la malchance de naître cadet. Autrement dit il n’est rien, ou tellement peu, puisque son aîné François-Joseph est l’empereur, c’est à dire tout. L’une des scènes du livre, qui dépeint brièvement l’une des rares rencontres entre les deux frères, suggère avec une économie de moyens d’une exceptionnelle concision la violence de ce milieu, aussi radicale qu’elle est feutrée. Là, le tandem Bonhomme-Nury est au top.

Voilà pour la trame. Mais ce qui au fond fait vraiment la farce (et désolé d’en remettre une louche dans la métaphore alimentaire), c’est la sous-couche : la pâte humaine, les personnages, les sentiments. Là, on sait bien que le styliste Nury excelle aussi. Le romanesque, au meilleur sens du terme, il connaît par cœur. Et il sait ici, grâce à la forte densité tragique du sujet impitoyable qu’il s’est choisi, instiller à son récit la finesse mélancolique qui lui donnera, justement, toute son humanité.

Car Maximilien, tout condamné qu’il soit par l’Histoire en marche, sait émouvoir avec sa faiblesse, ses maladresses, ses failles. Tandis que Charlotte séduit par des qualités contraires : on la sent volontaire, intelligente, attentive, cultivée, clairvoyante. Hélas, elle n’est qu’une femme – et qui plus est pas la plus brillamment née, dans un univers où cela compte tant.

À ces deux têtes d’affiche irréprochables répondent une galerie réussie de personnages secondaires solidement travaillés, comme le rigoureux Félix Eloin, confident et homme à tout faire de la princesse, ou Charles de Bambelles, copain de bamboche et mauvais génie dépravé de Maximilien, qui tous vont beaucoup contribuer à la tonalité subtilement désenchantée de cette fable sans détour sur la cruauté (et la vanité, mais bon, c’est presque un cliché) du pouvoir.

Pour interpréter ce classique moderne, parcouru du souffle des grands destins contrariés, Matthieu Bonhomme au dessin incarne le choix idéal. Modelé avec assurance et subtilité, son trait d’un moelleux impeccable est exactement ce qu’il fallait à cette histoire sans pitié pour exister de façon convaincante. Bref et pour tout dire : un livre selon mon cœur.

Charlotte impératrice – Tome 1 : La Princesse et l’Archiduc, de Fabien Nury et Matthieu Bonhomme (Dargaud, 72 pages, 16,95€)

Nicolas Finet

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