Avec les filles de Salem

Ça se passe page 17 – sur un livre qui en compte près de deux cent, autant dire d’emblée. « Allons-y », dit la belle-mère à la jeune Abigail, quatorze ans à peine, « je pars réunir le conseil. Ensemble, nous déciderons du sort de ton corps. »

Deux phrases pour tout dire, ou presque. Délimiter le ressort et le motif central de l’épisode tragique que l’Histoire (1692) et la mémoire collective ont retenu à travers un raccourci saisissant : « les sorcières de Salem ». Si saisissant d’ailleurs que la fiction et nombre d’artistes (théâtre, littérature, cinéma) s’en sont très tôt emparés, tour à tour fascinés et saisis d’effroi, pour raconter chacun à sa manière le calvaire de ces femmes condamnées à mourir par l’hystérie religieuse de leur temps.

Rappelons les faits, pour mémoire. À la toute fin du XVIIe siècle, dans le Massachusetts, plusieurs très jeunes filles de la communauté villageoise de Salem Village, sujettes à des visions et à d’intenses troubles psychologiques et physiologiques (on a avancé l’hypothèse de la consommation involontaire d’ergot de seigle, puissant psychotrope naturel qui avait naguère, dans l’Europe du Moyen-Âge, provoqué des délires alors incompréhensibles qu’on avait appelés « mal des ardents »), mettent leurs symptômes sur le compte de tentatives d’envoûtement, voire de possession satanique, et en accusent des femmes et des hommes de leur environnement immédiat, puis de communautés voisines.

Dans un contexte d’exacerbation puritaine, de froid extrême (l’hiver 1692 est glacial et on est historiquement au cœur de ce que la climatologie a appelé, rétrospectivement, le Petit âge glaciaire) et d’angoisse chronique (les communautés d’origine européenne de la région, surtout lorsqu’elles sont très rurales comme Salem Village, sont harcelées par les populations amérindiennes locales, très vindicatives, et souvent livrées à elles-mêmes, loin des représentants distants des autorités coloniales), les accusations des jeunes filles sont entendues. Les arrestations se multiplient, rapidement suivies de procès spectaculaires. Au total, une vingtaine de personnes y laisseront la vie, exécutées, et plus d’une centaine sera emprisonnée.

L’apport de la bande dessinée au « dossier » des sorcières de Salem, c’est d’abord une question d’angle, de regard. Sans s’astreindre à une exigence de reconstitution historique vérifiable (mais sans non plus la fuir), Thomas Gilbert a choisi, à travers le personnage de la jeune Abigail Hobbs, de se placer à la hauteur des victimes de cette purge extrémiste et folle. Son parti-pris (le livre est sous-titré « Comment nous avons condamné nos enfants ») prend d’autant plus de force que le phénomène #MeToo est passé par là. On s’indigne, avec lui, de tant de bêtise, d’obscurantisme, de fanatisme religieux, tout comme on s’émeut de la sensibilité de ces mêmes jeunes filles, capables de percevoir et de goûter la puissante aura d’animalité, au meilleur sens du terme, qui se dégage de leurs contacts avec des Amérindiens qui les fascinent.

Ce qui au fond est en jeu, bien sûr, c’est le contrôle des corps féminins, et partant la perpétuation de l’emprise d’un patriarcat agressif et dominateur dont il n’est pas certain que nous soyons encore sortis. Cette sensibilité frémissante (là encore au meilleur sens du terme, qu’on ne me taxe pas là de verser dans la caricature) qu’il s’agit, pour les mâles de Salem, de contraindre ou d’éteindre, Thomas Gilbert en donne une peinture magnifique au fil du livre, tout en justesse, en finesse, en sensibilité. J’avais remarqué voilà quelque temps son livre Vénéneuses (Sarbacane, 2015), passé à l’époque relativement inaperçu, qui déjà proposait de saisissants portraits de jeunes femmes, sur un mode radical, pour ne pas dire extrême. D’une grande profondeur et d’une grande beauté, son dessin exalte ici ce que Ballard avait appelé, dans l’un de ses romans, la bonté des femmes (Fayard, 1991). Il nous en restera le magnifique portrait d’Abigail et de ses sœurs d’infortune. L’un des meilleurs livres de l’année, sans hésitation.

Et une forme de reconnaissance pour les Bruxellois de l’atelier Mille (j’ai déjà chroniqué sur ce blog le remarquable travail de Jérémie Royer, en équipe avec Fabien Grolleau, et j’ai édité par ailleurs, chez Rue de l’échiquier BD, celui de Monsieur Iou – sans oublier non plus le savoir-faire d’auteur(e)s comme Léonie Bischoff ou Flore Balthazar), dont la singularité et le talent s’affirment au fil des publications.

 

Les Filles de Salem – Comment nous avons condamné nos enfants, de Thomas Gilbert (éditions Dargaud, 200 pages, 22€)

Nicolas Finet

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