Et aussi dans l’actualité : Laurent Seksik et David François, Émile Bravo, Carlos Nine et Jorge Zentner et la revue Soif !

Chaplin en Amérique, tome 1, de Laurent Seksik et David François (Rue de Sèvres, 72 pages, 17€)

Pour être tout à fait franc, je n’ai pas eu tellement envie, de prime abord, de chroniquer cet album. Un feeling de traviole, pas tellement d’appétence spontanée pour le dessin, allez savoir… Mais enfin, la maison est sérieuse et l’envergure de Chaplin en impose, n’est-ce pas. Alors, j’ai lu, quand même. Et là, pour peu qu’on soit prêt à laisser de côté les réticences initiales, ça marche, pas de doute ; un petit moteur narratif qui sait jouer les page turner, sans esbroufe ni effets de manches. Le métier du scénariste y est probablement pour beaucoup. Laurent Seksik, grosse cote du côté du théâtre et déjà des états de service respectables en bande dessinée (Les derniers jours de Stephan Zweig mis en images par Guillaume Sorel chez un autre éditeur, d’après son propre roman), sait s’y prendre avec les personnages et la narration. Il faut dire aussi qu’avec un client comme Chaplin, tout ou presque est romanesque, d’emblée : les origines crapoteuses dans l’enfer qu’est le Londres de la fin du XIXe siècle – pour les laissés-pour-compte, s’entend –, les rêves de saltimbanque, le goût du spectacle et par-dessus tout l’extraordinaire confiance en soi qu’affiche ce Charles Spencer Chaplin d’avant la reconnaissance. Mais on ne sous-estimera pas pour autant le savoir-faire et l’expérience du duo Seksik – David François, qui sait trouver les ressources graphiques autant que de mise en scène pour mener son affaire et ne plus nous lâcher. Soixante et quelques planches plus tard, on relève la tête sans même s’être aperçu qu’on s’était immergé aussi profondément dans ce Chaplin en Amérique. Le sens du récit, exactement.

L’album est présenté comme le premier volume d’un triptyque.

Spirou – L’Espoir malgré tout, deuxième partie, d’Émile Bravo (Dupuis, 92 pages, 16,50€)

J’ai déjà écrit ici, à la lecture du tome 1 de L’Espoir malgré tout – et rejoignant d’ailleurs, en cela, ce qui s’écrivait alors en général sur ce projet impressionnant –, à quel point le travail d’Emile Bravo, remarquable à tous points de vue, méritait les éloges qu’il suscite. Je ne vais donc pas, avec la parution de cette deuxième partie, m’étendre beaucoup plus sur ce registre, et même si ce nouveau volume conforte haut la main tout ce qu’avait déjà esquissé la première livraison. Bornons-nous, pour le coup, à souligner en quoi l’auteur a su trouver la bonne distance pour pouvoir parler de façon crédible à tous les publics, qu’ils soient jeunes ou qu’ils le soient moins. Une certaine bande dessinée franco-belge de naguère savait avoir cette finesse d’approche, mais parfois la recette (façon de parler bien sûr, puisqu’il n’existe pas de recette, on serait au courant) semblait s’être perdue. Émile – permettez que je l’appelle Émile, après tout j’étais là avant, je veux dire vraiment avant –, lui, a trouvé de quelle manière préserver et prolonger cette intelligence-là. C’est, je crois, une histoire de respect envers celles et ceux à qui on s’adresse. Lesté, sans doute, d’une insistance tenace à ne pas oublier ce qui se passait dans sa propre tête lorsque, tous autant que nous sommes, nous étions petits aussi. Il n’existe pas beaucoup d’histoires, par ces temps de politiquement correct galopant, qui peuvent, pour se présenter en quatrième de couverture, écrire sans faire sourire, je cite, « Une tragicomédie humaniste en quatre volumes. » Humaniste. Et personne n’ironise, personne ne ricane, personne. Alors forcément, ce qui lui pend au nez avec tout ça, à Emile, c’est ce qui énerve depuis longtemps ses copains d’atelier (je n’invente pas, c’est lui qui me l’a raconté un jour), qui râlent parce qu’il a toujours des prix (sous-entendu : et pas eux, enfin pas toujours). M’est avis qu’ils vont encore râler un moment.

L’Amirale des mers du sud, de Carlos Nine et Jorge Zentner, traduit par Isabelle Gugnon (Les éditions de la Cerise, 56 pages, 18€)

Fin du XVIe siècle, au Pérou. Avec plusieurs navires et des dizaines d’hommes, Don Àlvaro de Mendaña fait voile vers l’ouest, hanté par un rêve d’or. Il faut trouver les îles Salomon, réputées mirifiques. C’est son deuxième voyage, il est accompagné par sa jeune épouse, Isabel. Au fil de l’exploration, les difficultés s’amoncellent, ainsi que les rébellions, le manque de vivres, les accrochages sanglants avec les populations locales… Bientôt la mort rôde, Mendaña lui-même s’éteint, rongé par les fièvres sur l’île hostile de Santa Cruz. Sa veuve va devenir l’Amirale des mers du Sud, reprenant, inflexible, le flambeau de la mission de son époux. L’épopée tragique s’achève sur un final pathétique à Manille, aux Philippines. C’est triste et beau, et Carlos Nine est impérial.

Étonnamment, ce livre dont la réalisation date d’il y a déjà de presque trois décennies, mais qui restait inédit en France, était un travail de commande, passé aux deux auteurs – on ne les présente plus ni l’un ni l’autre, leurs états de services parlent largement pour eux – pour la commémoration des 500 ans de la « découverte » du continent américain. Que l’on soit désormais dégagé, pour le (re)découvrir, de toute circonstance commémorative n’est sans doute pas un mal. Une préface signée de Lucas Nine, fils de Carlos, rappelle utilement les circonstances presque épiques de sa conception, alors que le dessinateur, pressé par des délais insensés, courait contre le temps. Voyez ce qu’il écrit : « (…) L’abandon obligé des « techniques sûres et attestées » s’est traduit par une découverte de formes et de procédés nouveaux (…) Reconnaître cet apport n’a pas empêché Carlos Nine de détester L’Amirale des mers du Sud avec autant de force qu’on en met à honnir les expériences qui nous forgent. Or c’est précisément ce que le lecteur a entre les mains : la chronique d’une expérience ». Ou, pour le dire autrement, comment un album produit « à l’arrache » et sous la pression de l’urgence peut néanmoins s’en sortir avec les honneurs, haut la main. Chapeau, l’artiste.

Soif ! La revue curieuse, n°1 (Petit à Petit, 16,90€)

Ça c’est un joli mot : la curiosité. Si je remonte un peu en arrière, c’est l’une des raisons pour lesquelles j’ai voulu naguère devenir journaliste (carte de presse 53510) : être curieux de profession, donc payé pour assouvir cette curiosité. Pas mal (en réalité, faire le journaliste, parfois lassant à la longue, est un peu plus compliqué que ça – et pas toujours si gratifiant, mais passons). Alors bien sûr, une revue qui s’affiche curieuse… Soif !, c’est son titre, est en fait un produit de librairie : un périodique, un mook, qui emprunte sa manière de faire aux deux composantes de son étymologie (book et magazine), tout en s’appuyant sur les ressources narratives et documentaires de la bande dessinée. Ici, c’est la maison d’édition rouennaise Petit à Petit qui est à la manœuvre, avec, pour nourrir le travail de la petite vingtaine d’auteurs mobilisés pour l’occasion, dessinateurs/trices et scénaristes, un partenariat avec une fondation tournée vers la diffusion des savoirs, la fondation Flaubert, main dans la main avec les chercheurs et enseignants de l’Université de Rouen. On notera que tout ceci sent bon la Normandie. Plutôt d’inspiration scientifique (mais les sciences au sens très large, c’est-à-dire incluant les sciences humaines), les sujets – une douzaine, avec des paginations et des styles graphiques qui varient au fil du volume – sont étonnamment divers : les concours de beauté, l’expulsion des Morisques d’Espagne, le crawl, l’humanité connectée, l’agilité en entreprise, la micro finance… Divers, on vous dit. Même si tous les chapitres ne participent pas d’un véritable besoin (parce que franchement, comprendre le crawl, de prime abord…), on s’y laisse vite prendre, grâce à la qualité des intervenants (pour le crawl, c’est un neuroscientifique qui s’y colle, Didier Chollet, secondé par Thierry Chavant au dessin et Céka au scénario) et au côté enveloppant d’une maquette très lisible et très agréable. De quoi se convaincre, comme toujours avec tout ce qui touche au savoir, que ce n’est pas sa nécessité qui s’impose d’abord, mais bien la manière de le transmettre. Avant Bastien Vivès et son Polina par exemple, j’ignorais totalement que je serais capable de m’intéresser à la danse pour de vrai. Tout comme avant Soif !, moi qui avais déjà eu du mal avec la brasse, si un jour on m’avait dit que le crawl… Voilà qui est réparé.

Nicolas Finet

Laisser un commentaire