Et aussi dans l’actualité : Vehlmann & Sagot, Lucas Harari, Dave McKean

  • Paco les mains rouges Tome 2 – Les Îles, de Fabien Vehlmann et Éric Sagot (éditions Dargaud, 80 pages, 15,99€

Quatre ans se sont écoulés depuis la parution initiale du premier volet (La Grande terre, 2013) de ce beau diptyque en bichromie. Quatre ans. À peu près n’importe quel autre récit en bande dessinée, avec un écart si important entre le premier et le second volume, serait assuré de se vautrer. La plantade direct, la gamelle expresse. Néanmoins, je ne suis pas certain que ce soit la destinée de cette très attachante histoire, menée avec un métier d’autant plus remarquable qu’elle présente a priori toutes les apparences du déjà-vu.

Jugez plutôt : Cayenne dans les années trente, le bagne, l’enfer tropical, chaque jour comme une incroyable leçon de survie, avec son cortège d’injustices et d’arbitraire, de morts violentes, de viols, de paludisme… Mille fois vu et entendu, mille fois traité. On connaît. Ben justement non, pas tant que ça. D’abord parce que Fabien Vehlmann est un scénariste de première force, qui réussit la prouesse de planter ici le décor, dans cette géhenne, d’une vraie histoire d’amour entre son Paco (dit « les mains rouges » parce qu’elles sont rouges de sang, de ce sang qui est le prix du respect dans cet univers où pourtant on ne respecte presque rien) et Armand son amant.

Mais aussi parce qu’Eric Sagot, dont les précédentes productions, peu nombreuses, sont passées quasi-inaperçues, sait donner à son récit la bonne distance, une forme d’exotisme (et à dessein j’utilise ici à contre-emploi ce terme qui normalement serait plutôt rédhibitoire) qui n’est jamais là où on l’attendrait. On ne transpire pas tellement par exemple dans Paco les mains rouges, il y a finalement peu d’humeurs et de suint au fil des péripéties de l’histoire, et pourtant dieu sait qu’on sue là-bas dans l’infernale Guyane. Sagot, faussement simple dans ses aplats bichromes, ses plans serrés, opte pour un traité plutôt allégorique (par analogie, j’ai parfois pensé à David B., à Brüno, avec qui les cousinages sont manifestes), d’autant plus efficace qu’il dit beaucoup avec assez peu.

Avec Velhmann, ils ont aussi choisi l’option narrative la plus casse-gueule pour mener ce genre de récit : à fond sur les hors-textes, parfois conséquents, et quasi rien d’autre. En cinquante-quatre planches, j’ai compté en tout et pour tout une quinzaine de bulles de dialogues, pas plus. Hormis chez Loustal, l’un des rares à en avoir fait une sorte de signature graphique et narrative, je n’avais pas vu depuis longtemps ce genre de choix se déployer d’aussi radicale façon, et avec une telle réussite. Car ça marche, et ça marche même totalement. Parcours sans faute et réussite impeccable, qui nous rappellent qu’il est toujours possible de raconter autrement une histoire qu’on pensait épuisée. Papillon repassera.

  • L’Aimant, de Lucas Harari (éditions Sarbacane, 152 pages, 25€)

Gros succès à l’applaudimètre critique pour ce jeune auteur (c’est son premier titre publié) et cet album un peu hors-norme (presque 150 planches et un format très ample, un investissement éditorial dont ne bénéficient pas tous les artistes en début de parcours professionnel), par lequel les éditions Sarbacane, dont j’ai déjà dit sur ce blog tout le bien qu’on peut en penser (cf ma livraison de mars dernier, http://nicolasfinet.net/sarbacane-un-entretien-avec-frederic-lavabre/), se distinguent régulièrement de l’ordinaire du 9e art à la française. Alors de quoi s’agit-il ? En fait d’une enquête, d’un jeu de piste aux apparences anodines, qui au fil des pages se transforme en thriller. L’intérêt scénaristique de l’affaire, et son originalité, c’est l’objet de la quête : les Thermes de Vals, œuvre célèbre de l’architecte suisse Peter Zumthor, dont Pierre le jeune héros de cette histoire, lui-même ancien étudiant en architecture, cherche à percer le secret. Dans les alpages suisses, la légende raconte que la montagne dissimulerait un accès secret à une autre dimension, d’essence fantastique ; et l’hypothèse autour de laquelle tourne Pierre est que l’édifice de Zumthor serait, à l’instar de la grande pyramide de Kheops, une sorte de machine dormante dont l’activation donnerait accès à cette dimension différente, promesse de pouvoirs plus qu’humains. L’efficacité de L’Aimant, ainsi que son charme indéniable, tiennent beaucoup au confort éditorial dont a bénéficié Lucas Harari, qui lui permet de s’étendre dans sa narration et de déployer sans restriction son univers graphique particulier. Ce n’est ni virtuose ni totalement novateur (la tonalité et le traitement du récit, ainsi que sa construction intellectuelle distanciée, m’ont parfois fait penser aux Cités Obscures), mais il est manifeste qu’on tient là une personnalité d’auteur très affirmée. De quoi prendre date pour le prochain album.

  • Black Dog, les rêves de Paul Nash, de Dave McKean (éditions Glénat, hors collection, 120 pages, 25€)

À quoi rêvent les peintres ? Eh bien, s’ils ont vécu l’épreuve ineffaçable de la Grande Guerre, à un chien noir, dont la silhouette tour à tour silencieuse, dérangeante, fantomatique, ou un peu tout cela à la fois, devient de fait le compagnon d’une vie et d’une œuvre, aussi inéluctable que l’est pour chacun(e) d’entre nous le rendez-vous avec son destin. Ainsi le grand Dave McKean, géant britannique de la bande dessinée et plus généralement des arts graphiques en tout genre, a-t-il réinterprété le parcours d’un artiste qu’il a toujours admiré, Paul Nash (1886 – 1946), à la faveur d’une commande passée en Grande-Bretagne dans le cadre d’une série d’événements culturels (rassemblés sous l’intitulé générique 14 – 18 NOW) marquant durant cinq ans les commémorations de la Première Guerre mondiale : comme une biographie fantasmée.

Nash, dont je dois avouer que je connaissais assez peu de choses avant ce livre, est un poids lourd de la peinture britannique de son temps. Influencé par le surréalisme (ça, je situe bien, et c’est à mes yeux une référence qui vaut toutes les introductions), il est surtout marqué à blanc par son expérience de la guerre, dont son imaginaire comme son travail portent l’empreinte. Manifestement en empathie avec ce compatriote dont il partage les visions, Dave McKean a voulu retracer à la fois la vie et l’itinéraire créateur de Paul Nash, en explorant ses visions, ses élans, ses cauchemars. En cent vingt pages somptueuses, alternant illustrations démesurées et rafales de vignettes serrées, photographies retravaillées et spectaculaires effets de matière, McKean donne une très grande leçon de bande dessinée picturale, tout en relatant une destinée passionnante, au plus près de la vie d’un homme et de sa quête artistique. Tout au long de ce parcours chaotique, habité par la pulsion créatrice, le chien noir n’est jamais loin, ni hostile ni complice, à la fois présence, gardien, messager. Une merveille sombre et presque hantée, à laquelle un grand format bienvenu (27,4 X 36,8 cm) donne une ampleur décisive.

Nicolas Finet

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