Mon intérêt grossissant pour la vie artistique du dessinateur Francisco Solano López remonte à mon adolescence et la soif, depuis tarie, de lectures de fascicules de kiosques souvent méprisés, à savoir les petits formats. Soyons clairs, si les formats étaient petits par leur taille — ce qui permettait d’« emprunter » un numéro à son marchand de journaux favori, surtout ceux qui affichaient d’emblée une coloration érotique —, ils représentaient pour moi comme une échappée lyrique, une aventure de lecteur digne, en tout cas je l’imaginais à l’époque, des grandes découvertes de lecteurs, à l’instar de celles et ceux qui lisaient chaque semaine la suite d’une œuvre romanesque, découpée en chapitres, pour les périodiques d’une autre époque, plus lointaine et fantasmée. Il y avait donc un aspect feuilletonnesque dans le fait de se goinfrer de « pockets de gare » — autre appellation méprisante — bien que les récits qui y étaient proposés ne se suivaient pas forcément, certains étant autoconclusifs. Ces récits permettaient en tout cas de suivre généralement les péripéties d’un héros, ou d’un groupe de personnages, face à des ignominies, des turpitudes qu’il se ferait fort de mettre en veilleuse. L’un de ces pockets, que j’ai dû découvrir en même temps que les poches d’Elvifrance et les magazines de bande dessinée pour adultes, se nomme Janus Stark.
Publié par les éditions Aventures et Voyages de 1973 à 1990, sur 135 numéros, j’avoue humblement avoir lu les quarante ou cinquante premiers qui mettaient en scène, à raison d’environ 150 pages par numéro — 164 puis 132 pour être précis —, le héros-titre, d’une part, ainsi que les pérégrinations spatio-temporelles d’Adam Eterno. Janus Stark était une espèce d’Houdini, élevé très durement à Londres en pleine période victorienne, dans un orphelinat à la Oliver Twist, où il a appris à maîtriser des talents naissants de contorsionniste hors pair. Au fil de ses exploits, celui que l’on surnommera l’homme-anguille se voit doter de pouvoirs quasi surnaturels avec lesquels il ne cessera de lutter contre la discrimination sociale, l’injustice, etc. Ses aventures étaient rocambolesques et s’inscrivaient dans le courant fantastique, parfois la science-fiction. Tout comme celles d’Adam Eterno, apprenti alchimiste qui, après avoir bu une potion d’immortalité à l’insu de son maître, sera poursuivi par la malédiction de ce dernier. Adam ne pourra mourir que sous le coup d’une arme en or pur. S’en suivra une flopée d’épisodes morbides durant lesquels le héros croisera la route de la grande faucheuse à travers le temps et l’espace depuis son Moyen Âge d’origine. Outre le fait qu’ils étaient publiés en France dans le même petit format, Stark et Eterno partageaient aussi deux créateurs en commun. Car nombre de leurs histoires ont été imaginées par le scénariste anglais Tom Tully et dessinées par l’Argentin Francisco Solano López.
Mais ça, je ne le savais pas encore quand je les lisais adolescent. Je ne sais plus d’ailleurs si je connaissais l’origine éditoriale des deux séries, comme le nom des auteurs. Je ne le pense pas, pas en 1973 en tout cas. C’est bien plus tard que j’ai pu associer les pièces du puzzle. C’est bien plus tard aussi que j’ai pu me rendre compte que les planches initiales — destinées respectivement à Smash ! et Valiant pour Janus Stark ; et à Thunder, Lion et Valiant pour Adam Eterno — avaient été abondamment estropiées pour la réduction en version française. Je crois que je devais m’en ficher un peu. La prise de conscience que les artisans de ces œuvres populaires étaient étrangers est venue plus tard, accompagnant mon désir d’en savoir davantage aussi bien sur les coulisses de la fabrication que sur les intentions des auteurs et les pratiques de publication. J’avais par contre discerné un même style graphique, une même empreinte pour quelques-unes des aventures que je lisais. J’étais fasciné en particulier par les ambiances, les décors et surtout les expressions des visages, ainsi que les regards des protagonistes. J’apprendrai plus tard que le dessinateur singulier des récits qui m’hypnotisaient, Francisco Solano López, avait fourni un nombre considérable de bandes dessinées pour le marché britannique à travers l’agence Fleetway, et était également le dessinateur du Livre II de L’Éternaute, chef-d’œuvre éternel écrit par son compatriote Héctor Oesterheld.
« Autodidacte, lit-on en prélude de l’édition intégrale française de L’Éternaute (éditions Vertige Graphic, 2013), dès les premières pages Solano López construit un style graphique solidement appuyé sur l’expressivité gestuelle des personnages — en mettant une emphase particulière sur les yeux, les visages et les mains — et dans la mise en scène des archétypes locaux humains et urbains reconnaissables par le lecteur, en privilégiant la narration plutôt que l’esthétique. » C’est en effet ce qui me plaisait fichtrement dans la lecture de Janus Stark et d’Adam Eterno, et qui me plaira ensuite quand je découvrirai ses autres récits, exécutés en solo ou en studio, pour des fascicules anglais, jusqu’à ses productions pornographiques, d’une crudité inouïe, qu’il dessinera arrivé à la soixantaine, sur des scénarios pensés par Ricardo Barreiro, un autre Argentin, pour des éditeurs espagnols et américains — les premières histoires de Lilian et Agathe m’ont notamment marqué, et j’ai d’ailleurs contribué à les éditer en album aux éditions La Musardine.
Pour différentes raisons, en particulier parce qu’il a dû quitter la dictature militaire de son pays avec sa famille, la trajectoire de vie de Solano López a été chaotique. Il était venu en Europe, à Londres, chercher du travail pendant les années soixante, il vivra la décennie suivante en Espagne puis, plus tard encore, au Brésil, avant de revenir chez lui. Je me suis faite cette réflexion que les errances d’Adam Eterno, même si elles avaient été produites par le cerveau de Tully, étaient dans un sens assez prémonitoires pour ce qui concerne le parcours de son collègue argentin. Évidemment, Solano López (1928-2011) a été un baroudeur contraint et forcé, son pinceau s’est mis au service d’employeurs et d’activités pas toujours satisfaisantes, mais il a néanmoins fait œuvre tout en gagnant l’argent nécessaire à nourrir sa famille… et il a continué à peaufiner son style.
Son style, parlons-en d’ailleurs. À quoi le reconnaît-on dans ses années de productivité intense, durant lesquelles il devait sans aucun doute réaliser plusieurs planches par semaine. Deux ? Quatre ? Qui sait ?! Il se trouve que je possède trois planches originales, une de Janus Stark et deux d’Adam Eterno, attribuées à Solano López. On y discerne bien des caractéristiques propres à la patte de l’auteur : des plans rapprochés sur des visages à la grammaire graphique expressive, des héros aux silhouettes ombrées au pinceau, une mise en scène de gestuelles dégingandées. Je ne suis pas certain aujourd’hui que l’ensemble de ces planches soient de lui, mais je m’y suis pourtant habitué en les observant de près. Souvent. Ici, un tueur chinois, planqué derrière une cargaison du port de San Francisco. Là, une bestiole surnaturelle, aux dix tentacules crochus, effrayant Adam Eterno… et un chat noir.
Et quoi de plus merveilleux qu’un chat noir, hein ?