Servir Lovecraft

C’est le propre des auteurs qui resteront : voir leurs œuvres s’enraciner dans des cultures totalement étrangères au contexte de leur création originelle. Et tout particulièrement sans doute des auteurs fantastiques, dont le travail prend sa source dans un substrat humain si profond qu’il suscite d’emblée des résonances universelles, ou presque. Ainsi d’Edgar Allan Poe, dont les échos au Japon, traditions animistes aidant, ont pris des dimensions considérables voilà déjà des décennies (l’écrivain Taro Hirai alias Edogawa Ranpo, 1894 – 1965, tenu pour l’un des pères fondateurs du roman policier dans son pays, tire directement son pseudonyme de la transcription phonétique du nom de Poe en japonais). Et maintenant de l’un de ses presque contemporains notoirement inspiré par Poe et bien connu sous nos latitudes également, Howard Philip Lovecraft (1890 – 1937), qui voit ces jours-ci, sous la plume et le pinceau de Gou Tanabe, son œuvre se prolonger en manga.

L’incursion inaugurale du mangaka dans les mondes de l’écrivain américain (on suppose qu’il y en aura d’autres, puisque ce premier ouvrage publié chez Ki-Oon s’inscrit apparemment dans une collection sur-titrée « Les chefs-d’œuvre de Lovecraft ») s’attaque à une longue nouvelle datée de 1931 : Les Montagnes hallucinées (en anglais At the Mountains of Madness). Elle a initialement été traduite en France chez Denoël en 1954 dans un recueil intitulé Dans l’abîme du temps publié dans la mythique collection « Présence du futur » et n’est pas sans évoquer, par sa thématique « polaire », certaines correspondances avec le film The Thing (1982) de John Carpenter.

Rapide synthèse de l’argument du récit : survivant d’une expédition scientifique mystérieusement disparue en Antarctique, un narrateur géologue prend la plume pour dissuader ses éventuels lecteurs d’entreprendre toute recherche ultérieure sur les lieux. Les architectures étranges, phénomènes inexplicables et restes de créatures fantastiques trouvés sur place par l’expédition sont si effrayants qu’ils doivent être rendus à l’oubli, sous peine de devenir une menace pour l’humanité tout entière.

Dans Les Montagnes hallucinées comme dans presque toutes les autres histoires du « reclus de Providence » (j’ai toujours adoré, s’agissant de Lovecraft, ces expressions aujourd’hui un peu datées, mais si intensément évocatrices), deux choses exercent une puissance d’attraction singulière : l’impact visuel dérangeant des représentations de l’ailleurs convoquées par l’écrivain, et la répétition obstinée des motifs stylistiques ou des procédés narratifs. C’est de la conjonction des unes et des autres que nait la fascination (et l’inquiétude qui en est le corollaire direct) qu’exercent aujourd’hui encore, à bientôt un siècle de distance, les mondes de Lovecraft.

Au fil de la lecture des Montagnes hallucinées, on dénombre ainsi pas moins de trois expéditions (d’abord de découverte, puis de sauvetage), toutes de configuration similaire, parties successivement sur les traces les unes des autres, toujours au même endroit, vers ces montagnes noires dont la contemplation suffit à elle seule à générer l’effroi. On y ajoutera la sonorité particulière de la langue lancinante de Lovecraft. Pétri de littérature du XIXe siècle, il a beaucoup puisé dans un lexique classique aux accents parfois désuets (la lune est « gibbeuse », les cités « cyclopéennes », les cultes « impies », etc.), dont la reprise presque obsessionnelle finit par créer une sorte de mélopée, une manière d’exotisme littéraire étrangement séduisant.

L’intérêt visuel du travail accompli par Tanabe à partir de la riche matière lovecraftienne est manifeste. Plutôt sobre dans la mise en œuvre des effets graphiques (le pire eût été un registre grand-guignolesque), le dessinateur met l’accent sur l’usage des trames et des dégradés de gris. Le traitement graphique des créatures d’outre-monde découvert par les scientifiques de l’université Miskatonic est à la fois précis et crédible, comme l’est la mise en scène des configurations architecturales presque aberrantes découvertes par le professeur Dyer et ses comparses par-delà ces cimes lugubres. Aucun sourire, jamais, chez les protagonistes de cette exploration hallucinée ; seulement des regards écarquillés, qui peinent à assimiler ce qu’ils sont en train de voir. Sombre et glacé, Les Montagnes hallucinées version japonaise exalte avec conviction et talent le meilleur de ce qui l’a inspiré.

Un second volume est annoncé par l’éditeur, qui apportera sa conclusion au diptyque.

Les chefs-d’œuvre de Lovecraft – Les Montagnes hallucinées tome 1, de Gou Tanabe (éditions Ki-Oon, traduit par Sylvain Chollet, 294 pages, 15€)

Nicolas Finet

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