Beb Deum : vue imprenable sur après-demain

Comment n’aurions-nous pas fait notre miel du travail de Beb Deum, nous autres gavés de SF, ivres de dangereuses visions, grisés à la perspective de tant de futurs à rêver ?

Je me souviens encore de l’intensité de notre saisissement à la découverte des premières images de cet artiste dont personne (exception faite bien sûr de Jean-Pierre Dionnet, mais Dionnet est unique, comme chacun sait) n’avait encore entendu parler. Pour la première fois peut-être avec autant de justesse et d’acuité, un dessinateur, au mitan des hideuses années 80, parvenait à incarner les perspectives vertigineuses qu’avaient si bien su raconter, en littérature, Gibson, Sterling et quelques autres ; à nous les rendre tangibles, palpables. Réelles pour ainsi dire.

Je me souviens aussi de notre trouble. Parce qu’enfin, rendre compte de nos lendemains incertains avec un tel niveau de détail, d’empathie, de vraisemblance, finissait par poser question. Comme si ce Beb Deum-là disposait d’un accès personnel à un autre niveau de réalité, ou possédait des facultés de prescience dont nous n’avions entendu parler nulle part ailleurs que chez les précognitifs d’Ubik ou de Dune.

Bref, ce que je suis en train de vous dire, c’est que Beb Deum, à nos yeux ébahis, faisait bel et bien figure de personnage dickien. Et je suis heureux de pouvoir constater que quasiment trente ans plus tard, il en est encore de même.

Le goût du futur, la fibre SF, sont toujours là. Et la vision toujours plus affutée – ce qui n’est pas peu dire. Depuis ses débuts, Beb Deum a mûri, bien sûr. Il est allé voir du côté de l’informatique, et y est resté. S’est attardé un temps dans ce que le monde asiatique, cette matrice de l’altérité et de nos avenirs pluriels, a de plus intensément alternatif et composite. N’a plus forcément cherché à privilégier la bande dessinée, puisque l’illustration lui offrait tant de possibilités pour matérialiser ce qu’il distinguait, là, tout près, juste sous la trame du réel tel qu’il nous est donné à voir, à nous humains ordinaires. MondialeTM, accompagné pour l’occasion d’un texte éclaté de l’écrivain Alain Damasio, est la résultante de tout cela.

Ce qui me frappe le plus, rétrospectivement et avec la distance que confèrent les années, c’est à quel point l’acuité anticipatrice de Beb Deum est restée vive et pertinente. Un reflet décuplé, et tellement saisissant, de ce que nous avaient annoncé pêle-mêle Blade Runner, Akira ou Ghost in the Shell, beaucoup plus fugacement. L’humanité d’après-demain telle que MondialeTM nous la donne à saisir, c’est une humanité hybride, mutante et déconstruite, métisse et transgressive, dont chaque corps transfiguré est une vibrante incarnation d’un hypercapitalisme annoncé.

Grotesque et beauté, mercantilisme et biotechs. Cybernétique à tous les étages et que l’avenir soit une orgie de chairs et de machines enfin synthétisées, leurs fluides entremêlés jusqu’à l’impossible.

Dans ce monde-là, on fabrique des êtres sentients, leurs corps-marchandises livrés aux désirs ou aux déviances de qui voudra les consommer. Comme tout produit qui se respecte, chaque corps est estampillé du logo de la compagnie qui l’a fabriqué, non sans avoir aussi été façonné, serti, tatoué, embouti, câblé, conditionné, nanotechnologisé, gravé sur chrome. Les couleurs ne signifient plus rien, la forme anticipe la fonction.

Bref, une manière de transhumanisme avant l’heure. Une singularité incarnée, si on veut. Je me garderai bien de présumer s’il s’agit là d’un cauchemar ou d’un futur désirable, comme disait quelqu’un. Mais ce dont je suis certain, c’est que Beb Deum en possède les clés. Chapeau, l’artiste.

 

MondialeTM, de Beb Deum et Alain Damasio (Les Impressions Nouvelles, 368 pages, 35€)

Nicolas Finet

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