Une fois par décennie environ, parfois plus, parfois moins, surgit un objet de bande dessinée que personne n’a vu venir. Un livre choc, ou bien un maître livre, ou encore un ouvrage venu d’ailleurs, qui bouscule les catégories installées et transgresse les règles qu’on pensait établies. Une œuvre disruptive. Maus. V pour Vendetta. Jimmy Corrigan. Ce genre-là. L’album d’Emil Ferris, publié à la fin de l’été par la petite maison d’édition indépendante Monsieur Toussaint Louverture (il ne s’agit d’ailleurs que d’une livraison partielle, puisqu’après les 400 et quelques planches de cette livraison inaugurale, la pagination totale de Moi, ce que j’aime, c’est les monstres, tome 2 inclus, dépassera les 800 pages), relève de ces trois registres à la fois. Et d’un quatrième sans doute aussi : le livre-monde.
« La vérité, c’est qu’il y a plein de trucs qu’on voit pas et qui sont pourtant bien là, sous notre nez, comme l’électricité, les microbes, alors peut-être bien… qu’il y a des monstres, là, sous notre nez aussi… » La voix qui formule cette vérité d’évidence, au début du livre, est celle de la narratrice de l’histoire : Karen Reyes, dix ans, une enfant curieuse passionnée de scary stories. L’une de ses activités préférées : dessiner des illustrations d’horreur directement inspirées des pulps d’épouvante, dont elle fait une grande consommation. Elle se dépeint d’ailleurs elle-même, tout au long de cette histoire racontée sur un cahier d’écolier à spirale, sous la forme d’une jeune fille difforme, prognathe et pour tout dire elle-même assez monstrueuse.
Nous sommes à Chicago à la fin des années 60 et la famille de Karen, extrêmement modeste, est typique du quart-monde américain de l’époque. Sa mère est à moitié blanche (d’origine irlandaise des Appalaches) et à moitié indienne, son père mexicain. Le frère ainé Diego, alias Deeze, aimé et admiré, complète le portrait familial, tout ce petit monde habitant bien entendu le quartier d’Uptown, terre d’élection des milieux populaires, pour ne pas dire déclassés.
L’attention de Karen, au début de l’histoire, est brusquement éveillée par un fait divers presque banal en apparence : l’une de ses voisines, Anka Siverberg, est retrouvée morte dans des circonstances mystérieuses. Normalement, pas de quoi susciter beaucoup d’intérêt dans une ville aussi violente que Chicago. Mais la jeune Karen, la tête farcie de toutes les fictions dont elle se délecte et l’imaginaire en ébullition, se verrait bien en détective… À telle enseigne qu’elle entreprend d’enquêter, surtout depuis qu’elle a entendu répéter qu’un ex-nazi, lancé sur les traces d’Anka, aurait fini par la retrouver.
Ainsi pénètre-t-on, par Karen interposée, dans la deuxième dimension de l’intrigue : l’histoire d’Anka Silverberg, naguère Allemande avant de devenir Américaine, enfant vendue et élevée dans un bordel, et plus tard rescapée de la Shoah. Son récit, recueilli sur une cassette, est un témoignage de première main sur ce qu’a pu être la vie d’une enfant ainsi abandonnée à son sort, et qui plus est d’origine juive, dans l’Allemagne de cette époque…
La richesse thématique, graphique et narrative du livre d’Emil Ferris est jubilatoire. Pour quiconque connaît Chicago (et j’ai cette chance), la justesse de l’évocation de la ville est saisissante. On y est comme happé par le fracas métallique des rames de métro lancées à pleine vitesse sur les voies aériennes du Loop. Les secteurs les plus pauvres d’Uptown sont évoqués avec une précision qui suggère immédiatement la peinture sur le motif. Et on ne s’étonne évidemment pas d’apprendre que l’auteure y a elle-même vécu à l’époque (Emil Ferris approche la soixantaine) qu’elle dépeint.
De la même manière, le récit (parfois hilarant) des visites régulières de Karen dans les musées de la ville, visites qui contribueront de façon décisive non seulement à l’éveil de son sens artistique, mais d’une certaine manière à son éducation sentimentale, est lui aussi criant de vérité. De façon diffuse, mais néanmoins certaine, la narratrice sera en quelque sorte sauvée par l’art ; soit le pendant direct de ce qu’a vécu Emil Ferris elle-même, dont on nous apprend qu’elle doit sans doute à un cursus artistique suivi sur le tard d’avoir finalement surmonté les séquelles d’une maladie grave. Où l’on comprend par conséquent, si ce n’était encore fait, que le registre de Moi, ce que j’aime, c’est les monstres est éminemment autobiographique.
Avec ses niveaux de lecture emboîtés les uns dans les autres, la narration est virtuose, alternant les points de vue, les temporalités, les ruptures de rythme, les détours labyrinthiques et les accidents visuels délibérés – à commencer bien sûr par les couvertures de pulp magazines, vraies ou fausses, que Karen prend un plaisir fou à représenter –, et sans oublier le sens du portrait dont fait preuve la dessinatrice pour camper ses personnages secondaires (Deeze l’ainé vénéré, Franklin l’ami Noir, etc.), tous impeccablement réussis. Si l’on y ajoute la traduction convaincante et le registre graphique singulier de bout en bout (même les opposants à « l’école du stylo-bille », il n’en manque pas, ont un peu de mal à opposer au traitement visuel du livre des arguments qui tiennent), on en conclura sans retenue que ce livre époustouflant est bien de ceux, finalement assez rares, qui en bande dessinée introduisent une rupture. Il y a un avant – et un après.
À bien y réfléchir, il y a peut-être même aussi une autre catégorie dont ressort My Favorite Thing Is Monsters (le titre original de l’album) : le livre-monstre. Mais à ce sujet, c’est évidemment Karen, une fois encore, qui assène la conclusion qui s’imposait, comme si de rien n’était, au détour de l’un de ses monologues : « Être un monstre, c’est bien plus facile qu’être une fille. » CQFD.
Moi, ce que j’aime, c’est les monstres, Livre Premier (Monsieur Toussaint Louverture, traduit de l’anglais – Etats-Unis – par Jean-Charles Khalifa, 416 pages, 34,90€)