C’est le propre des auteurs d’envergure : se voir offrir de la place pour s’exprimer. Comme Zep, Sfar et quelques autres (ils ne sont pas si nombreux), Régis Loisel est de ceux-là – et depuis longtemps. Son Grand Mort avec Djian et Mallié chez Glénat avait pu prendre ses aises sur huit volumes, de même que Magasin général, co-signé avec Jean-Louis Tripp (neuf volumes) chez un autre éditeur. Ici, on voit tout de suite que l’entreprise est du même ordre. Tout un volume (et pas un petit : plus de quatre vingt planches) pour ce qui serait un « simple » chapitre d’exposition chez un autre auteur.
Régis Loisel (qui signe le scénario) et son comparse dessinateur Olivier Pont ayant beaucoup de métier, on se prend au jeu, bien sûr. Soit, donc, une époque, le début des années 70, un lieu (fictif), Kalimboantao dans la jungle brésilienne et un ressort narratif : la quête d’un jeune Français, Max, lancé sur les traces d’un père dont il est certain qu’il a existé, mais dont il ne possède même pas le nom – seulement deux vieilles photos pour tenter de l’identifier. La nature de l’environnement de cette histoire a son importance : le milieu des forestiers en lisière du monde – autrement dit trouducland, ou pas loin. Disons une transposition tropicale d’un vieux western, là où la loi n’a pas cours et où presque tous les personnages sont de sac et de corde.
J’ai écrit « presque », parce qu’en fait, on y rencontre tout de même quelques individualités qui font la différence – toutes féminines, d’ailleurs : un tandem d’infirmières lesbiennes (elles disent ouvertement « gouines », personnellement je ne me serais pas permis), une hôtelière au grand cœur et une intrigante jeune muette. Le profil de proies de la plupart des femmes dans cet environnement sauvage et éminemment masculin va bien sûr influer sur l’évolution de l’intrigue. Il y a aussi, et là c’est évidemment la patte de Loisel qu’on devine, une sorte de présence fantomatique qui hante la forêt, presque impalpable dans ce premier tome, mais dont on pressent – c’est d’ailleurs ce que suggère la chute de ce volume un – qu’elle est appelée à se déployer beaucoup plus fortement.
Ce qui ressort de cette livraison inaugurale ? Bien fait, efficace et accrocheur, avec un art consommé de la mise en scène – l’un des nombreux talents d’Olivier Pont. On ne dira pas qu’on est surpris, mais au fond est-ce bien ce qu’on attend de ce type de production ? Une démonstration de métier, au meilleur sens du terme, et déjà l’étoffe d’un futur classique. C’est également un familier, François Lapierre (déjà chargé de la colorisation du Grand mort), qui signe la mise en couleurs. La suite au prochain numéro, donc.
Un putain de salopard – Isabel, de Loisel et Pont (Rue de Sèvres, 88 pages, 18€)