A Passage to India

J’ai beau avoir régulièrement tenté d’en lire, et avoir voyagé plus souvent qu’à mon tour, je ne me suis jamais senti client des carnets de voyages réalisés par des auteurs de bande dessinée. Parce que dans la plupart des cas, la bande dessinée, justement, a tendance à y passer à l’as, au profit d’un exercice d’illustration plus ou moins heureux, plus ou moins inspiré. Bref et pour le dire autrement, il m’a toujours semblé que le genre, par nature, ne se prêtait ni à une véritable narration en images, ni à une mise en œuvre de la bande dessinée dans la plénitude de ses moyens.

À une notable exception près, pourtant : Bonjour les Indes, initialement publié en septembre 1991 aux éditions La Sirène et signé à six mains par Dodo, Ben Radis et Jano, classique du genre dont Futuropolis entreprend ces jours-ci la réédition bienvenue. Une exception d’autant moins explicable à mes propres yeux que la civilisation indienne, à laquelle j’étais, comme tant d’autres avant moi, prêt à succomber avant même de la découvrir, m’a profondément ennuyé, déçu et déplu lorsque j’en ai fait l’expérience personnelle, voilà quelques années. Bref, de quoi se (re)pencher encore une fois sur ce singulier travelogue.

Ce qui frappe d’emblée, lorsqu’on pénètre dans ce vaste bazar en images, c’est le sentiment de la multitude. Les nuées d’humains de toute nature qui tombent sur le poil du moindre Occidental en vadrouille, les foules proliférantes, les populations déferlantes, encore et encore. Je ne connais pas beaucoup d’artistes qui ont su, aussi bien que Jano notamment, restituer dans leurs images ce que sont la densité, l’intensité et la vérité de la rue indienne, de jour comme de nuit. Ses empilements, sa frénésie, son désordre invraisemblable – ce foutoir sans commencement ni fin. Ses couleurs et ses ambiances sonores, aussi – mais si, ses sons : les dessins de ce livre « sonnent » comme rarement y parviennent les livres d’images.

Vers la fin de l’album, dans le chapitre « La Rue » (le bouquin est rubriqué en une vingtaine de grandes entrées thématiques, « La Santé », « La Bouffe », « La Drogue », « Le Business », etc., mais on sent que c’est davantage par commodité, parce qu’il faut bien l’organiser un peu pour la lecture, ce foutoir, que par vrai souci de trier dans cette matière si riche, cette avalanche), il y a une image nocturne pleine page, sans aucun commentaire, d’un bidonville où s’agglutine une foule de personnages encapuchonnés, vaguement éclairés par la lueur d’un brasero ou d’une lampe à pétrole. Assurément l’un des dessins les plus saisissants qu’il m’ait été donné de voir, et le sentiment de toucher du doigt, exactement, ce qu’est l’immensité humaine insondable du monde indien.

Les textes sont à l’avenant, bien vus, bien faits – et surtout pétris de la sincérité qui fait, au fond, la vraie saveur de l’entreprise. Car aucun des trois auteurs n’a particulièrement cherché à « vendre » ou valoriser l’Inde et les Indien(ne)s. Le propos fondamental, comme dans tout carnet de voyage un tant soit peu honnête, c’est de donner à voir ce qu’on a vu, sans fard, et si possible d’aider à comprendre ce qu’on a vécu, à hauteur d’homme. On n’en ressort pas tout à fait dans le même état qu’on y est entré – et avec la sensation d’avoir, le temps de quelques fragments d’histoires, approché même fugacement une expérience humaine radicalement autre. Tous les récits de voyage, même signés de supposées grandes plumes, ne peuvent pas en dire autant.

 

Bonjour les Indes, de Jano, Dodo et Ben Radis (éditions Futuropolis, 80 pages, 20€)

Nicolas Finet

Laisser un commentaire