Pour la première fois, j’ouvre ce blog à une autre plume que la mienne, et avec grand plaisir : mon complice Christian Marmonnier, avec qui j’ai notamment commis il y a quelques années le DicoManga (Fleurus, 2008), premier et à ce jour unique dictionnaire encyclopédique en langue française consacré à la bande dessinée japonaise. À travers son évocation d’un livre américain paru il y a presque dix ans, Bat-Manga !, Christian lève le voile sur un épisode réjouissant, quoiqu’un peu oublié, de la bande dessinée japonaise : l’irruption au Japon dans les sixties d’une transposition locale du caped crusader créé par Bob Kane, Batman.
Il n’est pas question ici d’une nouveauté, mais d’un livre sorti voilà déjà presque dix ans, en 2008, chez Pantheon Graphic Novels, aux États-Unis, et qui n’a pas été traduit en français.
Livre insolite, Bat-Manga ! The Secret History of Batman in Japan se déguste comme un mille-feuilles et permet aux amateurs de bande dessinée, et plus particulièrement de l’icône créée par Bob Kane, de découvrir plusieurs épisodes jusque là tombés dans les oubliettes de l’histoire du neuvième art.
En 1966, emportée par la série télévisée du caped crusader devenue depuis kitschissime, une Batmania d’ampleur planétaire est en voie de s’abattre sur l’archipel au moment où la diffusion de la série est envisagée. Soucieuses de toujours booster l’hebdomadaire Shônen King qu’elles publient depuis l’après-guerre, les éditions Shônen Gahôsha achètent alors les droits d’exploitation du personnage et approchent plusieurs dessinateurs pour l’adapter. Parmi eux, Jirô Kuwata, dessinateur notoire des aventures de 8 Man — l’un des premiers cyborgs japonais — est retenu. D’avril 1966 à mai 1967, il mettra en images le justicier et son compagnon, Robin, en inventant une suite de rebondissements dont les ambiances mêlent aussi bien les tribulations classiques de Batman, faites à l’époque d’action frontale, et d’un germe fantastique typiquement japonais.
L’avatar nippon du duo dynamique affronte ainsi Clayface ou Go-Go the Magician, de purs vilains dans la lignée de la mythologie des super-héros étatsuniens, mais aussi une ribambelle de créatures monstrueuses, héritières du bestiaire kaijû — visible au cinéma dans les productions de Godzilla, Mothra, etc. —, incarnées en l’occurrence par des robots, des insectes géants ou encore des dinosaures.
L’art de Kuwata est limpide, simple. Certains esprits chagrins le trouveront désuet, mais il n’est pas pour autant dénué d’intérêt. Héritier d’Osamu Tezuka, il privilégie les captations d’instants dramatiques, varie les points de vue dans le peu d’espace de sa planche et donne toute l’intensité d’une scène de combat, pointant à chaque fois qu’il le peut l’effet terrific engendré par la nouvelle créature affrontée. Et il faut bien avouer qu’une espèce de malaise se dégage de ses aventures de Batman.
Ces épisodes longtemps enfouis dans les seules mémoires d’anciens lecteurs japonais ont trouvé un beau jour l’écrin d’une merveilleuse malle au trésor par le truchement de deux acteurs de la scène américaine du comic-book. La restitution de cette œuvre patrimoniale a pu voir le jour grâce à David Mazzucchelli et à Chip Kidd. Le premier, dessinateur du célèbre Batman : Year One l’a découverte sur place en 1995, par le plus grand des hasards, et il en a parlé au second, auteur, illustrateur et directeur artistique, par ailleurs fan absolu de Batman.
L’idée d’un livre est née de cette discussion mais il a fallu des années à Chip Kidd pour le mettre en œuvre. Il a bien sûr fallu trouver les numéros de Shônen Kid concernés auprès d’un autre collectionneur et dans les archives de DC Comics. Malheureusement, la globalité des épisodes dessinés n’a pas pu être collectée. Mais peu importe, le projet se fera.
Pour le composer, Chip Kidd a procédé comme il l’avait fait avec de précédents beaux livres. Le Bat-Manga ressemble en effet aux monographies qu’il avait imaginées sur Batman (Batman Collected, Bulfinch Press Book, 1996) ou sur Shazam (Shazam ! The Golden Age of The World’s Mightiest Mortal, Abrams Comicarts, 2010). Avec l’aide de Geoff Spear qui a photographié les pages des hebdomadaires et également un ensemble hétéroclite de tin toys japonais de la même période, de pochettes de disques, d’emballages, etc., le livre offre un plongeon autant mémorable que fétichiste dans le passé. Ce mix d’objets et de bandes dessinées au papier jauni, au grain épais, suranné, aux effets de transparence hasardeux, est inégalable. Et jouissif.
Sur sa découverte de la Batmania nipponne et de ce manga vraiment bath, Chip Kidd parle lorsqu’on l’interviewe sur le sujet d’une perle déterrée ; pour lui, c’est simple, c’est comme s’il avait déniché un bootleg inconnu des Beatles, chantant en japonais. Un must have en somme.
Bat-Manga ! – The Secret History of Batman in Japan, de Jirô Kuwata et Chip Kidd (Pantheon Books, 352 pages, 19,96€, octobre 2008)
PS : L’idée d’évoquer cet ouvrage formidable m’est venue il y a quelques temps en lisant justement le court entretien que le directeur artistique a donné à Black Hook Press, un blog japonais de pop culture (http://www.blackhookpress.com/chipkidd.html#.WHeyjfkrKUm). Kidd y parle de ses activités artistiques courantes, de l’édition du Bat-Manga et d’un projet similaire en stand by depuis des lustres, et dédié cette fois-ci à l’avatar de Superman. Le titre envisagé serait Super-Manga, The secret History of Superman in Japan. À suivre donc…