Guerrières un jour…

Naguère, vers la fin des années (À Suivre) – soit, de mémoire, quelque part vers 1995 –, Christian Rossi s’était déjà aventuré dans le monde antique, pour raconter avec inspiration et appétit, en équipe avec le très talentueux Serge Le Tendre, l’histoire fabuleuse d’Heraklès, autrement dit, littéralement traduit du grec ancien, La Gloire d’Héra. C’était l’une des belles réussites, alors, de ce périodique encore influent, mais déjà bien mal en point. Le magazine disparu, la collaboration de Rossi et Le Tendre autour de l’Antiquité s’était poursuivie, chez le même éditeur, avec les deux volumes de Tirésias.

À deux décennies de distance, après être passé, entre autres, par des genres aussi tranchés que le western (W.E.S.T., Deadline) ou l’humour (Paulette Comète), le dessinateur revient donc, avec le one shot Le Cœur des Amazones, à un monde qu’il connaît intimement et où il excelle, cette fois sur un scénario signé Géraldine Bindi.

L’argument est presque féministe. Dans une forêt profonde non loin de la cité de Troie, où fait alors rage une guerre appelée à la postérité que l’on sait, une petite communauté de femmes guerrières, soustraite à la curiosité humaine grâce à l’intercession divine, a appris à se passer des mâles. Rétives au rôle soumis auquel le patriarcat les avait contraintes jusqu’alors, ces femmes se sont révoltées, armes à la main, et ont juré de ne plus jamais s’incliner devant le pouvoir masculin. Et, pour cela, ont totalement coupé les ponts avec les hommes, d’où qu’ils viennent.

Leur seule concession au genre mâle : en capturer périodiquement quelques-uns à la faveur de l’une de leurs rares incursions dans le monde humain, pour que la communauté puisse se reproduire et se perpétuer. Étant entendu, cruelle discipline, que seules les enfants femelles issues de ces brèves unions sont conservées en vie… Sur ce substrat très radical, une prophétie ajoute que s’il advenait que l’une de ces femmes succombe à l’amour vrai d’un homme, alors c’en serait fini de la communauté des Amazones.

Évidemment, ainsi que le suggère le titre de l’album, toute l’histoire consistera, précisément, à raconter de quelle manière s’accomplira leur chute, puisqu’il est dit que les raisons du cœur sont plus fortes que tout. Et c’est par l’entremise d’une figure bien connue, celle du demi-dieu Achille, occupé à guerroyer pas bien loin contre les Troyens, que surviendra l’inéluctable…

Pour être tout à fait honnête, je ne suis pas vraiment parvenu à me passionner pour le récit, correct mais assez convenu (et parfois inutilement appuyé du côté des dialogues), que propose ce bel album. C’est en revanche du côté du graphisme, très accompli, que, me semble-t-il, l’essentiel se passe. Rossi est de longue date d’un des plus brillants stylistes du dessin réaliste, et sa maîtrise éclate ici à chaque planche. Chaque personnage possède une densité bien particulière et toutes les scènes d’action, gorgées d’énergie, sont impeccables.

La sauvagerie dionysiaque du monde de la Grèce antique, Eros et Thanatos étroitement entremêlés, est rendue avec une sophistication rarement atteinte par les autres productions du genre antique, qui prolifèrent ces temps-ci à la faveur du regain d’intérêt pour les bandes dessinées historiques. Et le dessinateur innove avec deux choix techniques qui donnent à son travail un relief tout particulier : d’une part une coloration au brou de noix qui confère aux ambiances de l’album une tonalité et un effet satiné particuliers, proche du lavis, et d’autre part une façon originale de faire cohabiter, dans une même image, la puissance et le moelleux du pinceau (pour les personnages principaux) avec la simplicité sobre du feutre (pour les décor et les arrière-plans), offrant ainsi au regard, spontanément, plusieurs niveaux de lecture. Le genre de travail sur lequel on revient plusieurs fois, pour mieux s’en imprégner. Pas si courant.

Le cœur des Amazones, de Géraldine Bindi et Christian Rossi (160 pages, 25€)

Nicolas Finet

Laisser un commentaire