La Danseuse aux pieds nus

Qu’est-ce qu’un esprit libre, au tournant des XIXe et XXe siècles ? Et, surtout, qu’est-ce qu’un esprit libre au féminin, et comment trouve-t-il à s’exprimer ? À une époque charnière où les élans se libèrent, où tant de passions politiques s’exacerbent partout en Occident, le monde de l’art, sous toutes ses formes, offre à la fois un terrain d’expression et un mode de vie aux personnalités fortes et indépendantes. Une issue, à défaut un exutoire. C’est, en résumant un peu, l’histoire des avant-gardes européennes à cette époque.

Mais même dans un tel contexte, l’extraordinaire niveau de notoriété d’Isadora Duncan durant les débuts de ce XXe siècle naissant laisse songeur. Une danseuse, une saltimbanque, avec tout ce que cette notion a pu véhiculer alors de condescendance, de sous-entendus, de mépris… Fallait-il que cette femme ait été d’une trempe d’exception.

Cerner cette trempe-là, l’approcher au plus près – le comment plutôt que le pourquoi – est le cœur du projet développé par Julie Birmant (le scénario) et Clément Oubrerie (le dessin) avec Isadora (auquel fait écho un autre album des mêmes auteurs paru il y a un peu moins de deux ans, Il était une fois dans l’est, et qu’ils qualifient, en l’espèce, de « face nord » du présent ouvrage). Le parti-pris narratif intéressant, ici, est justement de ne pas avoir mis en avant l’art de Duncan – sa danse. Exception faite de quelques rares images, on ne la voit pratiquement pas danser. Ce qui permet aux auteurs de se concentrer sur l’essentiel : une façon d’être, un état d’esprit – une liberté incarnée. Incarnée dans un corps, bien sûr, mais plus encore dans un tempérament, une volonté.

Jouir de la vie, suivre ses élans, retrouver ses amis comme ses nombreuses relations amoureuses – et qu’importe si la dureté des temps impose parfois, en tout cas à l’époque des débuts, de vivre de presque rien. Le besoin viscéral d’indépendance d’Isadora Duncan sera parfois mis à mal par ces mêmes élans : son mari épousé sur le tard le poète russe Sergueï Essenine, personnalité flamboyante mais alcoolique invétéré, suicidé à Leningrad en 1925 à l’âge de 30 ans, rend la dernière période de sa vie plus difficile, plus aléatoire. Mais toujours, jusqu’à la fin, subsiste cette vibration, cet appétit, cet impératif.

De ce parcours de femme vraiment hors-norme, à jamais rebelle à toutes les morales, toutes les conventions, Clément Oubrerie propose une interprétation graphique subtile et presque amoureuse, ponctuée d’échappées picturales d’une grande liberté. On se saurait mieux être à l’unisson de son sujet.

 

Isadora, de Julie Birmant et Clément Oubrerie (Dargaud, 140 pages, 22,90€)

Nicolas Finet

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