Japon intime

Curieuse conjonction. Quelques semaines tout juste après avoir séjourné à Hiroshima, où j’ai entre autres visité le Musée du mémorial de la paix, j’ouvre au hasard le second volume des Cahiers japonais d’Igort et voilà que surgit, en direct d’Hiroshima justement, cette double page photo terrifiante : le paysage de la ville après la bombe. Pas exactement le rien, non : le vide. L’absence. Là où s’étaient dressés des maisons, des avenues, des édifices divers parcourus par des milliers de gens, soudain tout est vaporisé, ce matin du 6 août 1945. Pffft. Effacé. Stupeur muette. C’est d’ailleurs pourquoi, explique le dessinateur, il a finalement eu recours, pour traiter de cette séquence particulière du livre, à la photographie ; « l’horreur ne peut être dessinée, écrit-il. Car tu risques de l’esthétiser. »

Je ne sais pas très bien quel signe il faudrait choisir de lire dans cette petite coïncidence. Et je ne voudrais pas non plus donner le sentiment d’un livre triste – ce que ne sont pas ces Cahiers japonais tout en retenue, en subtilité. Mais ce que je connais d’Igort en revanche, qu’il s’agisse de l’œuvre ou de l’homme, c’est une profonde empathie pour les sujets qu’il choisit de traiter, et une intelligence aiguë des détails qui font sens. Écoutez ce qu’il dit, par exemple, du Japon et de son ami Jirô Taniguchi dans le film Dans les pas de Jirô Taniguchi, l’homme qui marche que j’ai co-réalisé avec Nicolas Albert (à retrouver sur ce même blog ici : https://nicolasfinet.net/dans-les-pas-de-jiro-taniguchi-lhomme-qui-marche/). Ce nouveau volet de la chronique nomade du « vagabond du manga », ainsi qu’Igort se surnomme lui-même, est à l’aune de cette intelligence-là : une tentative sincère pour capter le Japon au plus près de son essence et sa singularité – même si chacun sait bien, à commencer par l’auteur lui-même, la vanité d’un tel projet.

Alors il ne s’agit pas tant de lire cet album, en tout cas pas au sens habituel du terme, que de s’y abandonner. Se laisser dériver au hasard de ses pages, de détail en détail, parce que c’est ainsi sans doute que l’esprit du lieu se révèle le mieux (ou le moins mal), comme naguère les photos argentiques émergeaient lentement de leur bain de révélateur chimique, en laissant peu à peu deviner, passé un brouillard indistinct, la trame du réel. Hikikomori, les adolescents rétifs à tout contact avec l’extérieur et le monde ; karoshi, mort par excès de travail ; Rinko, la fille virtuelle du jeu Love Plus ; Mandarake, la caverne aux merveilles ; et puis Kawabata, les yokaï, Bashô, et tant d’autres choses… Des instants et des fragments de cet endroit toujours déconcertant qu’est le Japon, dont les habitants inventent comme ils le peuvent et au jour le jour, aujourd’hui comme hier, leur manière particulière d’être des humains.

Mais toujours à travers le regard lui aussi singulier de l’auteur de bande dessinée qu’est Igort. Dans une séquence de quelques pages seulement, il relate sa rencontre avec un artisan papetier, Idani-san, à Izumo dans la péninsule de Kii. Encore cette étrange conjonction : la péninsule de Kii, où ne s’égarent que très peu de gaijin, d’étrangers, j’y ai séjourné moi aussi pas plus tard que fin mai dernier. Et ce qui motive ici la rencontre du dessinateur avec Idani-san, c’est que celui-ci est dépositaire d’un art ancestral de fabrication du papier washi, utilisé autrefois pour l’écriture des édits impériaux, à partir de l’écorce des mûriers. Voilà quelques années, c’est-à-dire presque une vie déjà, j’avais vécu avec Igort une expérience humaine très similaire à Séoul, en Corée, où nous déambulions lors d’un voyage commun. Il s’était alors fait expliquer par un autre artisan papetier, un jeune homme découvert au hasard du quartier d’Insa-dong, sa méthode de travail, forcément personnelle. Et bien sûr avait fini par lui acheter plusieurs de ses surprenants carnets, élaborés à partir de matériaux de récupération.

Un plissement de temps, une concordance. L’appétence d’Igort pour le papier ne s’est jamais démentie. Et pour l’Asie pas davantage. C’est ce qu’il nous donne à partager, ni plus, ni moins. C’est déjà beaucoup.

Les Cahiers japonais Second volet – Le vagabond du manga, d’Igort, traduction Laurent Lombard (Futuropolis, 184 pages, 24€)

Nicolas Finet

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